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touche aux matières de philosophie ou de politique, rencontre à chaque pas le sentiment religieux et ses diverses manifestations ; il est obligé de prendre parti pour ou contre cet élément de son étude et de son action. M. Aulard croit à une élimination progressive de l’idée religieuse. Puisque je m’adresse à un homme de science, je lui dirai simplement ceci : Le corps de l’homme est formé d’un certain nombre d’organes essentiels ; quelles que soient les hypothèses sur l’évolution, il n’y a pas d’exemple, dans toute la série des temps historiques, d’un groupe humain chez lequel un de ces organes se serait perdu, atrophié ou transformé ; donc le raisonnement scientifique ne nous autorise pas à prévoir, pour une époque quelconque, la disparition d’une des pièces constitutives de notre machine Le même raisonnement s’applique aux idées fondamentales, telles que l’idée religieuse, dont la réunion a toujours formé l’esprit humain. Quelques-unes peuvent être mutilées ou détruites chez des individus d’exception, soumis à une culture particulière ; pour la masse des hommes, on peut augurer des modifications superficielles et purement verbales, mais rien ne permet de préjuger une abolition ou un changement de nature dans les ressorts essentiels de l’esprit.

Au lieu de s’escrimer contre des fantômes, il faut obéir à la justice ; elle commande de faciliter aux hommes la satisfaction de tous leurs besoins légitimes. C’est le droit. Lors même que l’exercice du droit à la religion menacerait la société d’un danger possible, il faudrait respecter ce droit. La liberté nous expose à des crises furieuses, la science nous gratifie de la dynamite ; qui oserait proscrire la liberté et la science, sous prétexte que les hommes en abusèrent hier, qu’ils en abuseront probablement demain ? Je serais d’ailleurs fort tenté de détendre ici contre M. Aulard cette raison humaine, ce progrès dont il parle tant et qui semblé lui inspirer si peu de confiance, dès que le spectre de l’inquisition apparaît à ses yeux. Il se plaint que Napoléon III l’ait contraint d’aller à la messe, ce qui devait être fort pénible. Aujourd’hui, l’on voit en province des gens tracassés parce qu’ils vont à la messe. Sommes-nous donc condamnés à osciller éternellement entre ces deux excès, la messe obligatoire ou la messe interdite ? Désespérez-vous de créer des mœurs publiques assez fermes et des gouvernemens assez justes pour protéger le droit religieux, tout en réprimant les entreprises du fanatisme ? Si vous avez tant de défiance de l’avenir et d’appréhension du passé, que nous parlez-vous du progrès de la raison et de votre foi dans l’humanité ? J’ai hâte d’ajouter que le conférencier a fait un appel fort méritoire à la tolérance ; mais ce qui reste d’un discours, c’est l’impression générale ; le sien respire une si âpre colère