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bon souvenir, ni regrets, après avoir eu assurément à traverser de mauvaises heures, particulièrement cette crise du Panama d’où il s’était tiré tant bien que mal, plutôt mal que bien. Il a disparu tout juste au moment où il se flattait peut-être d’avoir doublé son dernier cap des tempêtes, où il croyait retrouver, avec les vacances de Pâques, quelques semaines de sécurité et de liberté. Il est mort à l’improviste, comme bien d’autres, par une certaine « difficulté de vivre, » parce que, dans sa carrière troublée, il avait accumulé assez de fautes pour ne plus pouvoir résister à un dernier accident. La vérité est que ce malheureux ministère avait passé sa vie, une vie de quelques mois, à se modifier, à s’épurer et à se recomposer, à paraître chercher la lumière qu’on lui demandait dans ces tristes affaires de Panama et à l’obscurcir par des calculs tout politiques, à limiter des procès qu’il ne pouvait plus éluder, à déguiser des abus qui pouvaient compromettre la domination républicaine, à ménager des intérêts ou des passions de parti. L’ancien président du conseil ne voyait pas qu’avec toute sa diplomatie, ses subterfuges et ses tactiques, il n’arrivait à rien ; il ne réussissait qu’à s’affaiblir, à provoquer des défiances ou des ressentimens dans tous les camps, — et, par un juste retour des choses, il a fini par un double mécompte qui a été l’expiation de ses complaisances et de ses faiblesses. Le jour où s’est élevé entre les deux assemblées un conflit sérieux pour un budget qui n’est pas encore voté, où le gouvernement aurait eu à exercer toute son autorité, le ministère s’est trouvé sans force et sans crédit ; il n’a pas pu même obtenir au palais Bourbon un vote suspensif sur cet impôt des boissons que le sénat proposait de disjoindre provisoirement du budget, — et par qui le ministère a-t-il été abandonné au scrutin ? M. Ribot a reçu sur l’heure le prix de ses faiblesses. Depuis trois mois, il a mis tout son art à ménager les radicaux, à se compromettre même pour M. Floquet, pour M. Clemenceau, sous prétexte de maintenir à tout prix la « concentration républicaine, » — et ce sont justement les radicaux qui ont fait la majorité devant laquelle il a succombé. Il est tombé victime de la fausse politique qu’il n’a cessé de suivre, laissant le pays sans budget et un conflit ouvert entre les deux assemblées. Le ministère Ribot avait vécu ! Voilà la moralité, — et c’est ici maintenant que s’ouvre cette comédie de crise ministérielle qui n’a eu, il faut l’avouer, qu’un médiocre dénoûment.

Puisque les radicaux avaient décidé la crise, puisque c’était M. Lockroy qui venait de mener la bataille et d’engager la chambre dans une lutte directe contre le sénat, que ne s’adressait-on à M. Lockroy pour gouverner la France et diriger les conseils de la république ? Le coup de théâtre n’eût pas été peut-être sans originalité. — M. Lockroy n’aurait pas réussi, dit-on, il n’aurait pas duré ! C’est possible, c’est même vraisemblable. C’eût été dans tous les cas la preuve palpable, immédiate de ce qu’il y a d’équivoque ou de chimérique dans la