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grands hommes. C’est le seul art qui soit exercé par les indifférentes… Il faut ruser, séduire, attendrir, congédier, en arrivant et en partant. Leur faculté d’à-propos, la lucidité extrême dans certains cas, trouvent ici merveilleusement leur application. Au reste, ce qui confirme tout cela, c’est que, comme elles ne brillent pas par une grande puissance d’imagination, c’est surtout dans l’expression des riens qu’elles sont maîtresses passées. Une lettre, un billet qui n’exige pas un long travail de composition est leur triomphe.


Lundi 7 février.

Aujourd’hui l’insipide et indécente cohue de la fête du Sénat. Aucun ordre, tout le monde pêle-mêle et dix fois plus d’invités que le local n’en peut contenir. Obligé d’arriver à pied et d’aller de même retrouver la voiture à Saint-Sulpice… Que de gueux ! Que de coquins s’applaudissent dans leurs habits brodés ! Quelle bassesse générale dans cet empressement !


Mardi 15 mars.

Je retrouve sur un chiffon de papier ces lignes que j’ai écrites il y a longtemps ; j’étais alors plus misanthrope que je ne suis. J’avais plus de raisons d’être heureux, puisque j’étais plus jeune. Je ne laissais pas d’être attristé du spectacle auquel nous assistons et dont nous sommes nous-mêmes les acteurs et les victimes.

Voici la boutade : « Comment ce monde si beau renferme-t-il tant d’horreurs ! Je vois la lune planer paisiblement sur des habitations plongées, en apparence, dans le silence et dans le calme… Les astres semblent se pencher dans le ciel sur ces demeures paisibles, mais les passions qui les habitent, les vices et les crimes ne sont qu’endormis ou veillent dans l’ombre et préparent des armes ; au lieu de s’unir contre les horribles maux de la vie mortelle, dans une paix commune et fraternelle, les hommes sont des tigres et des loups animés les uns contre les autres pour s’entre-détruire. Les uns laissent un libre cours aux détestables emportemens qu’ils ne peuvent maîtriser : ce sont les moins dangereux. Les autres renferment, comme dans des abîmes sans fond, les noirceurs, la bile amère qui les anime contre tout ce qui porte le nom d’homme. Tous ces visages sont des masques, ces mains empressées qui serrent votre main sont des griffes acérées prêtes à s’enfoncer dans votre cœur. À travers cette horde de créatures hideuses, apparaissent des natures nobles et généreuses. Les rares mortels qui ne semblent laissés à la terre que pour témoigner