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le plus moelleux tapis. On fouille profondément avec la main pour rencontrer le sol. Bêtes et gens, nous faisons halte, les unes pour pâturer, les autres pour nous étendre au soleil. Puis les arbres sont plus pressés et moins rares ; nous y heurtons en passant nos énormes étriers de bois, qui sont de véritables boîtes, et nos gros éperons, semblables à ceux que devait porter Godefroy de Bouillon. Le soleil d’août est au milieu de sa course ; mais à la hauteur où nous sommes, l’air est piquant et vif ; sous les taillis, la neige de l’hiver n’a pas encore fondu. Nous nous arrêtons pour luncher dans un coin pittoresque, qui eût inspiré le pinceau du Lorrain. Un petit torrent roule les pierres avec bruit dans sa pente rapide jusqu’au prochain plateau qui échancre le versant. De gros arbres tordus et serrés font une demi-obscurité dans ce paysage où courent les écureuils effarés, où sifflent dans les branches des oiseaux de tous plumages et de toutes couleurs. En selle ! la route est longue, et nous sommes tenus d’arriver avant la nuit pour ne pas coucher à la belle étoile. Il faut longer les cours d’eau et découvrir les gués, car il n’y a pas un pont dans toute la région. L’eau monte jusqu’au dossier de nos selles. À l’autre bord, la berge est presque à pic, rocailleuse, impraticable. Nos petits chevaux s’y engagent vaillamment, s’y cramponnent de leurs pieds nerveux, plus sûrement que nous ne ferions nous-mêmes. C’est plaisir de les voir monter les pentes, galoper dans les cailloutis, sauter les arbres morts. Nous approchons du faîte. Peu à peu, les pics des alentours qui nous dominaient semblent descendre à notre niveau ; nous n’avons plus au-dessus de nos têtes que le ciel. Le sol est aride, caillouteux, jonché de débris, d’énormes blocs arrondis comme s’ils eussent été autrefois roulés longtemps par des mers. Des plaques de neige ferment les creux. Comme si les minéraux voulaient suppléer à la végétation absente, les pierres sont d’une belle couleur verte et donnent de loin l’impression d’une prairie feinte et peinte. Devant nous s’étend le plateau qui écrase le dos de la montagne. À nos pieds, la pente s’enfonce par des bonds prodigieux jusqu’à une ample vallée que recouvrent de grandes forêts de sapins : à cette distance, dans la confusion et le rapetissement des arbres, elle offre l’aspect d’une immense pelouse tout unie. À l’autre bord, la montagne se relève, pour redescendre plus bas, derrière la crête ; des plans successifs de chaînes s’étagent, s’allongent jusqu’aux cimes lointaines qui semblent des masses impalpables et violettes, fondues dans l’air brumeux de l’horizon.

À présent, nous redescendons le versant, et déjà la ligne des bois se rapproche. Après un temps de galop, Jackson s’aperçoit