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ont construit leur nid. Il y en a un sous nos pieds, posé comme un berceau entre les deux dents d’une pointe, inaccessible de toutes parts, suspendu dans le vide au bord du torrent. Il est à une grande distance au-dessous de nous, on aperçoit vaguement la mère qui veille au bord de la grande corbeille, et les petits blottis dans les broussailles qui en tapissent le fond. Il a été signalé, il y a vingt ans ; depuis, il n’a cessé d’être habité. C’est un patrimoine de famille, un nid patriarcal.

À l’autre bord du ravin le tableau n’est plus le même. Il n’est pas moins coloré, mais les tons sont plus sévères, moins gracieux, moins caressans, plus chauds. Ce sont des rocs tourmentés dont les arêtes et les anfractuosités déterminent des jeux de lumière et d’ombre foncée. C’est une muraille hérissée, escarpée, boisée par places, crevée de fissures, d’évens qui jettent de la vapeur, c’est comme un éboulement tumultueux qui se serait arrêté dans le vide. Sur cette surface ravinée, crevassée, rugueuse, les plus belles teintes s’étalent encore, dont les tons chatoyans et plus vibrans font reluire au soleil toute la gamme des ors fauves et rouges, du bleu de saphir à la pâleur de la mauve. On dirait quelque grande étoffe aux reflets multiples et au tissu souple qui aurait été froissée, bouillonnée, chiffonnée sur les rugosités saillantes de la paroi. La rocaille est çà et là crevée par des fissures noires plongeant dans des cavernes, repaires des vautours ; ailleurs elle est déchiquetée, écornée, hérissée en pointes dorées dont les arêtes brunies luisent au soleil comme les angles patinés d’un groupe de bronze.

Sous nos pieds, la profondeur est immense. Nous sommes tout au faîte de la chaîne, au-dessus du niveau de la Yellowstone avant sa chute. Le plan incliné qui nous sépare du torrent est doux à l’œil, comme un lit moelleux et capitonné, attirant comme le plus lisse des abîmes. Il semble que ce serait une jouissance de s’y laisser glisser pour plonger trois cents mètres plus bas dans les rapides et les tourbillons écumeux. De l’étroite terrasse que nous occupons, nous lançons des pierres : nous les perdons de vue au milieu de leur trajet avant qu’elles aient touché terre. Du plateau des geysers, on emporte l’impression d’un pays friable, pourri, croulant, fondant au milieu des flux d’eau chaude ; au lac Yellowstone, c’est le splendide paysage d’une nature calme et reposante, où, sur les flots, à perte de vue, la lune irise et argenté sa longue traînée de lumière entrevue à travers les stries ombreuses des grands pins. Ici, c’est un sentiment écrasant, devant cet immense panorama où la nature a mis les teintes de l’arc-en-ciel sur la colossale architecture de ses ravins, où elle a répandu toutes