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prodigieuse distance, le cañon pourrait être comparé à quelque gigantesque papillon dont le corps serait la masse bleuâtre du torrent, et dont on verrait d’en haut les deux ailes à demi relevées, chatoyantes et diaprées comme deux lamelles d’or recouvertes des émaux les plus transparens, des nervures les plus ténues.

Par le trait obscur qui serpente au bord du ravin sous les arbres, on gagne l’Inspiration point. C’est un nouveau promontoire, plus en vue encore que le précédent, une de ces flèches qui hérissent les parois du versant. En rampant et en s’accrochant aux aspérités, on parvient à se hisser jusqu’à l’extrémité la plus avancée d’où l’on surplombe l’abîme. Par un caprice de la nature, cette cime est taillée en forme de fauteuil de pierre, où l’on s’assoit, les jambes pendantes dans le vide. Le touriste voit sous ses pieds tournoyer les aigles. C’est comme un trône de granit préparé dans le plus sublime décor, pour faire honneur au roi de la création, qui de là domine les créatures. Il n’a au-dessus de lui que le ciel et les nuages qui passent. Devant lui, les pentes colorées semblent des nappes de floraisons étincelantes. Les deux berges sont loin de se ressembler, et leur variété est un grand charme. Celle que nous foulons est, dans son ensemble, unie, avec des plis amples, des promontoires qui appuient leur base dans le lit du torrent, et qui sont comme d’imposantes tribunes préparées dans ce cirque largement ouvert. Le sol est formé par de longues traînées de sables de toutes nuances, qui s’étalent sur la pente en fondant leurs teintes. On dirait que le vent a fait couler ces nappes de fin gravier, a allongé, aplati, aminci leurs bandes roses, blanches, dorées, dont, les teintes semblent être lavées à grande eau pour préparer les fonds d’une gigantesque aquarelle. Chaque touriste emporte, en souvenir du Cañon, une sorte de fiole pyramidale préparée par les soins de l’hôtelier, et dans laquelle sont habilement disposés en bandes parallèles des échantillons de tous les sables ramassés dans le ravin. Toutes les teintes y figurent, nuancées, dégradées ; une ligne claire côtoie une bande noire ; on y voit tous les tons du rose au vermillon, du bleu topaze au vert émeraude, du rouge chaudron au rouge lie de vin, du blanc de neige au bleu d’acier. La côte du cañon offre une débauche de couleurs, une orgie de tons éclatans ; le sol paraît recouvert de longues jonchées de roses, de topazes, de toutes les merveilles de la joaillerie, qui auraient roulé pêle-mêle sur un ample tapis de velours safran, brodé d’or et de perles fines. Çà et là des pointes rocheuses trouent cette nappe splendide et ressemblent à des clochetons, à des donjons, à des tourelles qui parsèmeraient comme des emblèmes les plis immenses de ce manteau royal. Au sommet de ces aiguilles de pierre, les aigles