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montagnes apparaît l’imposante vallée de la Rivière aux trous à feu, douce, calme auprès du Gibbon, suivant entre ses rives verdoyantes son cours inflexible et droit, comme le canal de Condé, vu du haut du beffroi de Mons. On arrive vers le soir à la halte de la Fontaine, un chalet de bois, perdu, comme un nid, dans le feuillage des bouleaux et des chênes. À l’horizon, les méandres lointains de la Firehole dessinent au pied des monts, sous le soleil couchant, un liséré d’or.

Nous sommes sur un vaste plateau dont une moitié est pourrie et crevée par les geysers. L’autre supporte l’hôtel. C’est le Lower Geyser basin (bassin Inférieur). Sur la plaine unie, fument, comme des autels, les mares et les solfatares, jusqu’à l’horizon borné par les bois. Le sol est friable, avec des tons fondus, jaunes et blancs, des bubons humides, des crevasses qui hurlent à côté de leur écriteau en bois peint : l’Impulsive, la Clepsydre, la Fontaine, etc.

Par-delà le plateau fumant, derrière un îlot de verdure, resplendit au milieu d’une vaste clairière le Pot à peinture (Paint-Pot). C’est un bassin de chaux, fort large, oblong, avec des anses, des promontoires. Il est rempli d’une belle chaux blanche et rose, veloutée, fine comme la pâte du plus pur kaolin ; tous les alentours en sont éclaboussés, car elle est en ébullition ; elle soulève à sa surface de larges cloques, des ampoules argentées, qui se crèvent en dessinant autour d’elles de grandes fleurs aux nervures délicates. Les ondulations de ce lac épais et dense sont lentes et persistent longtemps avant de s’aplatir ; elles se plissent quand elles se rencontrent, et tous ces bourrelets tendres, sans cesse contrariés par les bulles nouvelles, forment au-dessus de cette pâte liquide les plus gracieux dessins. Une margelle de chaux solidifiée entoure le bassin. Tout le long, le sol blanc, crevassé, rugueux, couperosé par la chaux refroidie et desséchée, est percé de trous, de déhiscences béantes, au fond desquelles on entend le grondement de la matière brassée, refoulée, projetée contre la croûte supérieure, avec des remous et des chocs sonores comme une lointaine canonnade.

Il est sept heures du soir quand nous sortons de table. Devant le perron de l’hôtel, où les misses se balancent dans des fauteuils à bascule, les petits ours de la maison sont assis sur leur train de derrière et semblent monter la garde. Ces intelligens animaux savent qu’on a servi le thé et qu’ils attraperont au passage quelques morceaux de sucre, dont ils se font une rente. Un vieux grognard de l’infanterie, qui campe dans les environs, s’approche de moi et me propose d’aller voir de près les gros ours en forêt, ajoutant, pour me rassurer, que c’est la coutume. J’accepte, pour ne pas me distinguer, et je pars avec mon guide, qui titube et balbutie,