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et qu’il convient de finir sur un mode plus recueilli, il donne la parole à son pauvre curé, et celui-ci nous avertit que son discours sera un sermon, un vrai sermon, avec verset des Écritures ; Incipit sermo, porte un des manuscrits ; il parlera en prose comme à l’église : « Pourquoi sèmerais-je de l’ivraie, quand je peux semer du blé ? » Tous consentent, et c’est avec l’assentiment de ses compagnons, devenus plus sérieux à l’approche de la ville sainte, qu’il commence pour le bien de leurs âmes son ample « méditation. »

Ce bon sens, qui a fait donner aux Contes de Cantorbéry un agencement si conforme à la raison et à la nature, est une des qualités les plus éminentes de Chaucer. Elle paraît dans les détails comme dans l’ensemble et lui inspire, au milieu de ses récits les plus fantaisistes, des remarques rassurantes qui nous montrent que la terre et la vie réelle ne sont pas loin et que nous ne courons pas le risque de tomber des nues. Il rappelle avec à-propos qu’il y a une certaine noblesse, la plus haute de toutes, qu’on ne saurait léguer par testament, que les échantillons corrompus d’une classe sociale ne doivent pas faire condamner toute la classe : Of every ordre some schrewe is, pardee ; que, dans l’éducation des enfans, il faut se garder d’en faire trop tôt des hommes ; si on les mène avant l’âge aux fêtes, ils deviennent « effrontés, » to soone rype and bold… which is ful perilous ; sur les grands capitaines, qu’on eût traités de « brigands » s’ils eussent fait moins de mal. Cette dernière idée est indiquée en quelques vers d’un humour si vraiment anglais qu’ils font songer à Swift et à Fielding ; et l’on peut d’autant mieux en effet songer à Fielding qu’il a consacré tout son roman de Jonathan Wild le Grand à développer exactement la même thèse.

Enfin à ce même bon sens de Chaucer on doit une chose plus remarquable encore ; c’est que, avec sa connaissance du latin et du français, vivant dans un milieu où ces deux langues avaient une grande faveur, il écrivit uniquement en anglais ; sa prose comme ses vers, son traité sur l’Astrolabe, comme ses contes, sont en anglais. Il appartient à la nation anglaise et c’est pourquoi il écrit dans cette langue ; c’est assez pour lui de cette raison. « La noble lignée des clercs de Grèce ne s’est-elle pas contentée du grec ? et les Arabes ne se sont-ils pas contentés de l’arabe, et les Juifs de l’hébreu, et les Romains du latin ? » Chaucer se servira donc du franc anglais naked wordes in englissh ; il emploiera le langage national, « l’anglais du roi », — the king that is lord of this langage. Et il l’emploiera, comme en vérité il l’a fait, pour traduire au juste ses pensées et non pour les embellir ; il hait les travestissemens, il adore la vérité ; il veut que les mots et les choses