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offrirent un nouveau champ à son activité. Au bout de trois ans, Richard, ayant congédié le conseil que le parlement lui avait imposé, prit le pouvoir en ses mains et le poète, soldat, député, diplomate, vut nommé clerc des travaux royaux (1389). Pendant doux ans il fut chargé des constructions et des réparations à Westminster, à la Tour de Londres, à Berkhamsted, Eltham, Sheen, à la chapelle Saint-George de Windsor et dans beaucoup d’autres de ces châteaux et palais qu’il avait décrits, « aux fenêtres nombreuses comme les flocons d’un jour de neige. »

Sa grande occupation littéraire pendant cette période lut la composition de ses fameux Contes de Cantorbéry. L’expérience l’avait mûri, il avait lu tout ce qu’on pouvait lire et vu tout ce qu’on pouvait voir ; il avait visité les principaux centres de la civilisation européenne, il avait vu ses compatriotes à l’œuvre dans leurs guerres et dans leurs parlemens, dans leurs palais et dans leurs boutiques ; marchands, marins, chevaliers, pages, savans d’Oxford et charlatans de faubourg, gens du peuple et gens de la cour, ouvriers, bourgeois, moines, curés, sages et tous, héros et coquins avaient passé en foule sous son regard observateur ; il les avait pratiqués, devinés, compris ; il était prêt à les peindre.

Un jour d’avril, sous le règne de Richard II, dernier Plantagenet, le bruyant faubourg de Southwark, point de départ et d’arrivée, aux rues bordées d’auberges, encombrées de chevaux et de charrettes, où retentissent les cris, les appels, les aboiemens, une de ces troupes mêlées, comme les hôtelleries d’alors en réunissaient souvent, s’assoit à la table commune dans la grande salle du « Tabart, près de la Cloche, » — les auberges se touchaient toutes. C’était le printemps, saison des fleurs nouvelles, saison d’amour, saison aussi des pèlerinages. Les chevaliers, de retour de la guerre, vont remercier les saints de leur avoir fait revoir la patrie, les malades remercient de leur guérison, les autres vont demander la grâce du ciel. Tout le monde n’en a-t-il pas besoin ? Tout le monde est là, toute l’Angleterre. Il y a un chevalier qui a fait la guerre, par toute l’Europe, aux païens et aux Sarrasins : ils étaient faciles à rencontrer, on les trouvait en Prusse et en Espagne, et notre « parfait gentil chevalier » en avait massacré énormément « en quinze batailles » pour « notre foi. » À côté de lui, un écuyer qui avait fait, comme Chaucer, la guerre en France, le mois de mai dans le cœur, des chansons aux lèvres, amoureux, élégant, charmant, brodé « comme un pré » de fleurs blanches et rouges ; un gros marchand, si riche d’aspect, si bien fourré, « que personne ne se doutait de ses dettes ; » un modeste clerc, venu de la jeune université d’Oxford, pauvre, rapiécé, râpé, aux joues creuses,