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III

Jusqu’ici, Chaucer a composé des poèmes aux vives couleurs, principalement consacrés à l’amour « et autres choses heureuses, — rondeaux, virelais, ballades, » imitations du Roman de la rose, poèmes inspirés par l’antiquité, telle qu’on la voyait à travers le prisme du moyen âge. Ses écrits sont supérieurs à ceux de ses contemporains anglais ou français, mais ils sont de même ordre ; il a de belles pages, des pensées charmantes, mais nulle œuvre bien ordonnée ; ses couleurs sont fraîches, mais crues, on dirait des couleurs de miniatures, de blasons et d’oriflammes ; ses nuits sont de sable et ses prairies de sinople ; ses fleurs sont « bleues, blanches, jaunes et rouges. » Dans le Troïlus, nous trouvons un autre Chaucer autrement complet et puissant ; il surpasse maintenant les Italiens eux-mêmes, qu’il avait pris pour modèle, et écrit le premier grand poème de la littérature anglaise renouvelée.

La fortune de Troïlus avait grandi peu à peu au cours des siècles. Homère le nomme sans plus ; Virgile lui consacre trois vers ; Darès, qui a tout vu, fait son portrait ; Benoît de Sainte-Maure, le premier, lui attribue des amours d’abord heureuses, ensuite tragiques ; Gui de Colonna entremêle au récit des réflexions sentencieuses ; Boccace développe l’histoire, ajoute des personnages et en fait un roman, histoire élégante où de jeunes seigneurs italiens, également beaux, jeunes, amoureux et peu scrupuleux, gagnent le cœur des dames, le perdent et discourent subtilement à propos de leurs désirs et de leurs mésaventures.

Chaucer s’approprie la donnée, transforme les personnages, change la couleur du récit, en rompt la monotonie, met des différences d’âge et de caractère, pétrit à sa guise la matière qu’il emprunte, en homme maintenant sûr de lui, qui ose juger et critiquer, qui croit possible d’améliorer un roman de Boccace même. Le progrès littéraire marqué par cette œuvre est surprenant, pas plus surprenant toutefois que le progrès réalisé dans le même temps par la nation : avec le parlement de Westminster, comme avec la poésie de Chaucer, c’est la vraie Angleterre définitive qui commence.

Chez Chaucer en effet, comme dans la nouvelle race, le mélange des origines est devenu intime et parfait. Dans son Troïlus, la pétulance d’esprit, le don de repartie, le sens dramatique du Celte, le soin de la forme et de l’ordonnance du récit cher aux races latines, le don d’observation des Normands, s’allient aux émotions et aux tendresses du Saxon. La lenteur avec laquelle la fusion s’est