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Tu es d’amours mondains dieu en Albie,
Et de la rose en la terre angélique…
En bon anglais le livre translatas.


Cette autorité que Des Champs prête au poète anglais dans les questions d’amour était réelle ; nous savons que Chaucer composa à ce moment une foule de poèmes amoureux, à la française, pour lui, pour d’autres, pour se distraire, pour soulager ses peines ; « le royaume en était rempli. » La plupart sont perdus. Nous savons, par des allusions contemporaines, qu’ils pullulaient, et, par lui-même, qu’il composa beaucoup « d’hymnes » au dieu d’amour, de ces hymnes « qu’on appelle ballades, rondeaux, virelais. » Quelques poèmes de cette première période nous sont parvenus. Ce sont, entre autres, sa Complainte à la pitié, rude ébauche d’un sujet que Sidney devait reprendre et porter à sa perfection, et son Livre de la Duchesse, composé à l’occasion de la mort de Blanche de Lancastre, femme de Jean de Gand. L’occasion est triste, mais le cadre est ravissant, car Chaucer veut élever à la duchesse disparue un monument durable, qui prolongera son souvenir, élégant et charmant comme elle, où son portrait, tracé d’une main amie, rappellera les charmes d’une beauté que « chaque matin renouvelait. » Déjà les descriptions ont une fraîcheur que les contemporains n’égalent pas et font paraître un souci de la vérité, un don d’observation qui ne se trouvent pas souvent dans les innombrables écrits à forme de songe que nous a laissés la littérature du XIVe siècle.

Tourmenté par ses pensées et privé de sommeil, le poète se fait apporter un livre pour passer le temps de la nuit, un de ces livres qu’il aima toute sa vie, « où les clercs de jadis » avaient rimé des histoires du vieux temps. L’histoire, si intéressante qu’elle fût, l’endort, et il lui semble que ce soit le matin ; le soleil se lève dans un ciel pur ; les oiseaux chantent sur les tuiles du toit, la lumière inonde la chambre qui est toute peinte d’après le goût des Plantagenets ; sur les murs est représenté le Roman de la rose ; le vitrail des fenêtres offre au regard l’histoire de Troie ; des rayons colorés tombent sur le lit ; au dehors, « le firmament était si beau, brillant et bleu ! » Une chasse passe, c’est la chasse de l’empereur Octavien ; le jeune homme monte à cheval et la suit sous ces grands arbres « aux innombrables feuilles » que les Anglais chérissent, parmi des prairies « plus gaies que le ciel, avec plus de fleurs que le firmament n’a d’étoiles. » Un petit chien s’approche ; ses mouvemens sont observés et notés avec une justesse à faire envie à nos animaliers ; le chien a envie d’être bien reçu et peur d’être