Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 116.djvu/827

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des suites d’allégories ; les litanies de la Vierge, des listes de symboles. Les procédés des auteurs pieux furent adoptés par les auteurs mondains ; Amour eut sa religion, ses allégories, ses litanies, sans parler de son paradis, de son enfer et de ses dix commandemens. Il eut toute une cour céleste d’abstractions personnifiées, tous ces êtres ténus et transparens qui accueillent ou repoussent l’amant dans le jardin de la rose. C’était une religion nouvelle, cette religion de la femme, inconnue des anciens ; Ovide ne suffisait pas, on ne pouvait l’imiter qu’en le transformant ; il fallait pour ce nouveau culte un évangile, ce fut le Roman de la rose.

Les disparates du livre ne choquèrent pas la masse des lecteurs ; l’âge en était rempli, et c’était chose si usuelle qu’on ne la remarquait même pas : les saints priaient au seuil des églises et les gargouilles riaient des saints. Guillaume de Lorris construisit le porche de sa cathédrale d’amour et mit dans les niches de grandes, longues figures à l’air noble et pur. Jean de Meun, quarante ans après, continua l’édifice et les gargouilles n’y furent pas épargnées, gargouilles railleuses, grotesques, indécentes. Il s’en suivit des discussions interminables, les uns tenant pour Guillaume et les autres pour Jean, les uns rejetant tout le Roman et les autres, les plus nombreux, l’acceptant tout entier ; ces disséminions accrurent encore la renommée de l’œuvre qui devint si grande qu’on possède plus de deux cents manuscrits du poème. La sage biographe du sage roi Charles V, Christine de Pisan, protesta au nom des femmes insultées : « À vous qui belles filles avez et bien les désirez à introduire à vie honnête, baillez-leur, baillez le Roman de la rose, pour apprendre à discerner le bien du mal ; que dis-je, mais le mal du bien ! Et à quelle utilité ne à quoi profite aux oyans oïr tant de laideurs ? » L’auteur « onques n’eut accointance ne hantise de femme honorable ne vertueuse ; » il n’en a connu que de « dissolues et de male vie » et a jugé toutes les autres d’après celles-là.

L’illustre Gerson, au XVe siècle, fit au Roman l’honneur de le réfuter par un traité dans les règles ; mais le poème n’en fut pas moins traduit en italien, en flamand, en anglais, imprimé nombre de fois à la renaissance, rajeuni et édité par Marot.

Il y eut plusieurs traductions anglaises, et l’une d’elles fut l’œuvre de notre jeune valetus camerœ regis. Cette traduction, par Chaucer, est perdue ; nous savons toutefois non-seulement qu’elle existait, mais même qu’elle était célèbre ; on en connaissait le mérite en France, et Des Champs, en envoyant ses œuvres à Chaucer, le félicite par-dessus toutes choses d’avoir « planté le rosier » dans « l’île aux géans : »