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précautions quand il va en Angleterre où il n’avait pas paru depuis un quart de siècle et où il ne connaissait plus personne : « Et avais de pourvéance fait écrire, grosser et enluminer et recueillir tous les traités amoureux et de moralité que, au terme de trente-quatre ans j’avais, par la grâce de Dieu et d’Amour faits et compilés. » Il attend une occasion favorable, et un jour que les conseils sur les affaires d’État sont terminés, « voulut voir le roi le livre que je lui avais apporté. Si le vit en sa chambre, car tout pourvu je l’avais ; et lui mis sur son lit. Il l’ouvrit et regarda dedans et lui plut très grandement : et plaire bien lui devait, car il était enluminé, écrit et historié et couvert de vermeil velours, à dix clous d’argent dorés d’or, et roses d’or au milieu, et à deux grands fermaux dorés et richement ouvrés au milieu de rosiers d’or.

« Donc, me demanda le roi, de quoi il traitait, et je lui dis : d’amours !

« De cette réponse fut-il tout réjoui, et regarda dedans en plusieurs lieux et y lut, car moult bien parlait et lisait français ; et puis le fit prendre par un sien chevalier, qui se nommait messire Richard Credon, et porter en sa chambre de retrait, et me fit de plus en plus bonne chère. »

Longtemps avant ce dernier voyage de l’illustre chroniqueur, Chaucer était familier avec ses poésies, et il connaissait, comme on connaissait autour de lui, celles de tous ses contemporains français, Deguilleville, Machault, Des Champs, plus tard Granson. Il chante comme eux l’amour, le printemps, la marguerite des prés ; il avait lu avec une admiration passionnée le poème, composé au siècle précédent, qui était le plus aimé de toute la littérature du temps, le Roman de la rose.

Ce fameux poème était alors à l’apogée d’une réputation qui devait se prolonger par-delà la renaissance. Les défauts qui nous en éloignent contribuaient autant à sa popularité que ses mérites ; les digressions, les dissertations et les sermons n’inspiraient pas l’horreur qu’ils causent aujourd’hui ; vingt-trois mille vers de moralités, d’analyse psychologique, de discours abstraits, débités par des abstractions personnifiées, ne lassaient pas la jeune imagination de nos ancêtres. La forme est allégorique : la rose est la jeune fille que l’amant veut conquérir ; cette forme, tombée plus tard en défaveur, ravissait les lecteurs du XIVe siècle, pour qui c’était un plaisir supplémentaire de deviner ces faciles énigmes. L’Église avait contribué à la vogue dont jouissait l’allégorie ; les commentateurs avaient expliqué de bonne heure le Nouveau-Testament par l’Ancien, l’un étant l’allégorie de l’autre ; l’aventure de Jonas et de la baleine était une allégorie de la résurrection ; les bestiaires étaient