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III

Cet « usage, » qui s’était maintenu jusqu’en 1789, tenait à l’indécision dans laquelle demeurait la propriété des espaces immenses, consacrés au pacage, et grevés de servitudes diverses en vertu d’immémoriales traditions. Nus-propriétaires et usufruitiers semblaient condamnés, par la coutume, à rester impuissans en face les uns des autres, dans une situation sans issue, condamnés, les uns à ne toucher qu’une redevance honoraire, les autres à ne tirer de leur jouissance qu’un profit dérisoire. Ces coutumes, dont beaucoup remontaient plus haut que le moyen âge, plus haut sans doute que les temps mérovingiens où s’était constituée la fortune ecclésiastique, — doyenne des propriétés existant en 1789 dans notre pays, — ces coutumes barbares, la Révolution se trouva, par une voie détournée, — celle de l’abolition des droits féodaux, — dont elle n’aurait osé peut-être accepter alors toutes les conséquences, la Révolution se trouva les avoir mis en pièces. Elle porta ainsi, pour le plus grand bien de l’agriculture, un coup décisif à ce qui restait de propriété collective, incorpora à la propriété individuelle, au domaine privé, une masse de territoire qui, jusque-là, y était réfractaire, et par là contribua au morcellement.

Elle y contribua, mais il ne faudrait pas croire qu’elle l’ait créé ; car, pour les terrains en culture, le morcellement datait des âges féodaux. Il avait été la conséquence de l’affranchissement et de l’accensement. Le rêve humanitaire de « la terre au paysan » fut, comme je l’ai constaté déjà[1], une réalité tangible et vivante au XIVe et au XVe siècle. Le propriétaire dut faire valoir sa terre lui-même, ou la vendre à l’exploitant moyennant une redevance. Et, comme le premier mode était devenu presque impraticable, qu’il était d’ailleurs beaucoup plus onéreux que le second, le seigneur foncier eut intérêt à se déposséder. Le laboureur, de son côté, trouvant de la terre à acquérir sans capital, moyennant un léger fermage, préféra cultiver son bien propre, plutôt que de louer le bien d’autrui. Il en résulta une division de la propriété, telle que les plus ardens socialistes la peuvent souhaiter ; puisque toute famille posséda le champ qu’elle ensemençait, que presque tout le sol eut pour maîtres ceux qui personnellement l’arrosaient de leur sueur.

  1. Voyez la Revue du 1er Janvier.