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Ce que M. de Turbilly appelait « friche » était cette énorme étendue consacrée à la vaine pâture, bois sans arbres, prés sans herbes, bien indivis dont les maîtres équivoques étaient le châtelain, l’abbé, ou la commune elle-même, et qui donnent, en la seconde moitié du XVIIIe siècle, naissance à un prodigieux nombre de procès. À mesure que le fond prend de la valeur, on se le dispute davantage, et certes on ne s’était jamais autant disputé ce sol banal depuis le commencement de la monarchie. L’État favorisa volontiers ce besoin impérieux qui portait le laboureur, trop à l’étroit dans son champ, à envahir et à transformer ces derniers vestiges de l’assolement barbare. Un édit de 1766 ayant accordé l’exemption d’impôts aux landes défrichées, après déclaration régulière, il fut fait dans le seul bailliage d’Orléans, jusqu’en 1784, 200 déclarations de ce genre. En dix ans, à partir de 1777, près de 3,000 hectares de bois furent mis en culture dans le diocèse de Toulouse. D’après Necker, dans l’ensemble du royaume, des autorisations de défrichement furent données pour environ 500,000 hectares. La marge, partout, était immense ; la seule généralité de Soissons contenait plus de 50,000 hectares de communaux stériles.

Mais le progrès ne s’accomplit pas sans entraves : on ne doit pas oublier que toutes les institutions anciennes, tout le droit public du moyen âge, étaient très fortement imprégnés de communisme, ou plutôt de socialisme communal, aussi bien en fait de production qu’en fait de consommation, et pour l’agriculture comme pour tout le reste. Le « maire, » en Alsace, était tenu, de par sa charge, de l’obligation de fournir au village des animaux reproducteurs ; le bouc est acheté, en Dauphiné, sur les deniers de la commune et lui appartient. Toutes les chèvres paissent obligatoirement ensemble ; il est défendu en Provence de faire des troupeaux à part ; chacun doit remettre ses animaux à la garde du berger communal, chargé du soin de la « chabreyrade. » Quoi d’étonnant par suite, si l’on met en adjudication chaque année le foulage des blés, et si l’eiguazier, qui promènera sa roue sur tous les labours, prélève pour son service officiel la vingtième partie des récoltes !

Une routine qui a duré tant de siècles a ses partisans ; on s’explique aisément que le système condamné de la pâture banale ne dut pas mourir sans se défendre. En 1779, lit-on dans les cahiers des doléances de Wissignicourt (Aisne), « 19 habitans de notre village se sont mis à défricher, suivant les ordres que l’on avait reçus, en sorte que leur défrichement gâtait toutes les pâtures communes. Bref, M. le bailli du duché et pairie de Laon, après plusieurs disputes et représentations de tous les habitans, a décidé