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ou plutôt il avouait sa pensée intime dans une conversation avec M. de Falloux, qui était allé l’interroger. « La France, lui disait-il, a besoin d’une transition dont un gouvernement militaire peut seul se charger. Il faut à notre malheureux pays trois mois de dictature… Cette omnipotence intérimaire est, croyez-le bien, la part de mon dévoûment plutôt que celle de mon ambition. » Ce n’était pas une garantie, c’était une complication de plus. M. de Falloux se retirait sans emporter une confiance démesurée !

Placé au milieu de tous les partis dont il connaissait les desseins, qu’il surveillait dans leurs agitations et leurs contradictions, le président jouait pour sa part son jeu de prétendant à peine dissimulé. Il avait fait illusion d’abord par sa timidité et sa douceur, surtout par son inexpérience ; il ne s’était démasqué que par degré. Il n’avait pas l’habileté des grands politiques ; il avait l’art d’un conspirateur difficile à pénétrer, sachant profiler de tout, s’avançant ou se retirant tour à tour, laissant les ministres le désavouer et poursuivant imperturbablement sa marche, tantôt affectant la déférence pour l’assemblée, tantôt la déliant par l’audace tranquille de ses actes ou de ses paroles. Il savait se servir des conservateurs, ses premiers alliés, pour contenir les républicains, pour dompter les agitateurs et garder devant le pays l’attitude d’un « sauveur de l’ordre ; » il savait aussi se servir des républicains, des menaces socialistes pour effrayer et ramener les conservateurs. De sorte qu’entre tous ces champions de causes diverses, sous l’apparence d’une légalité fictive, c’était comme une partie engagée. Louis-Napoléon avait évidemment tous les avantages ; il avait l’avantage de la possession du pouvoir, de la popularité de son nom ; il avait l’avantage du commandement de l’armée, qu’il s’efforçait de capter, dont il choisissait les chefs ; il avait l’avantage des divisions de ses adversaires. Pas à pas, il s’avançait à travers tout, écartant les obstacles, usant les partis les uns par les autres, — jusqu’au jour où, assuré de l’armée, il tranchait du fil de l’épée le nœud d’une situation devenue inextricable. Et c’est ainsi que s’accomplissait cette révolution du 2 décembre 1851, qui n’était que le dernier mot de trois années d’agitations et d’intrigues sous le nom de république. Que M. de Falloux, comme tous les vaincus, fût déçu ou blessé par le 2 décembre, rien de plus évident ; il était peut-être moins surpris que déçu.

Depuis le jour où, quittant le ministère, il avait repris sa place auprès de Berryer, le chef du royalisme parlementaire, il n’avait cessé de suivre la marche des choses. Il avait assez de sagacité pour ne pas s’abuser sur une situation compromise, et il avait vu d’assez près Louis-Napoléon pour savoir qu’il y avait tout à craindre