Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 116.djvu/739

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Louis » presque oublié la veille, suspect, contesté, recevait la consécration de cinq millions et demi de voix ! Ainsi, en si peu de temps, en moins d’une année, la république, sortie des barricades de février, allait échouer et se perdre dans une éclatante manifestation napoléonienne !

Que signifiait au vrai cette présidence nouvelle ? Elle représentait un mouvement emporté de réaction, le désaveu d’une année d’anarchie, le fanatisme d’un nom, le réveil des instincts monarchiques sous la forme d’une réminiscence impériale. Légalement, l’élection du 10 décembre avait fait un président aux pouvoirs définis et limités ; moralement, politiquement, elle avait fait un pouvoir d’acclamation populaire, un consulat nouveau avec une sorte de mandat supérieur, indéfini, d’ordre et de sécurité. L’élu lui-même ajoutait au péril de ces intimes complications.

Ceux qui avaient eu la pensée hasardeuse de remettre l’élection présidentielle au vote direct du peuple n’avaient certainement pas su ce qu’ils faisaient ; ceux qui, d’un autre côté, n’avaient pas craint de se rallier à la candidature de Louis-Napoléon dans l’espoir de trouver un prince facile à diriger et, comme on le disait spirituellement, de passer leurs bras dans les manches d’un Bonaparte, s’étaient aussi abusés. Élevé à l’étranger, loin de la France, égaré dans les conspirations, nourri dans les habitudes taciturnes et réservées d’un prétendant incompris, le nouvel élu se sentait visiblement un peu dépaysé, dans un monde qu’il ne connaissait pas ; mais il avait, avec l’infatuation de son nom, l’orgueil d’une désignation populaire qui, en le plaçant au-dessus des partis, le dégageait de toute dépendance. Par le fait, jusqu’au dernier moment, Louis-Napoléon avait écouté tout le monde, recueilli tous les avis, multiplié les promesses, particulièrement aux chefs conservateurs qui le soutenaient ; et en définitive, il n’avait pris à peu près qu’un engagement assez précis : celui de former un ministère parlementaire « où toutes les fractions de la majorité seraient loyalement représentées ; » mais où prendre cette majorité et comment former ce ministère ? Presque tous les républicains, saut quelques hommes comme M. Jules Favre, n’avaient témoigné au nouveau président que de l’hostilité et n’avaient obtenu qu’une ridicule minorité au scrutin. Parmi les conservateurs, la plupart, les plus éminens, ceux qui avaient adopté sa cause, M. Thiers, M. Mole, Berryer, Montalembert, offraient leur appui, leur influence, leurs conseils, en refusant leur personne ; ils n’auraient peut-être pas, d’ailleurs, été facilement acceptés par un prince qui, en écoutant provisoirement leurs conseils, ne voulait pas paraître subir leur tutelle. Tout finissait par un ministère composé d’hommes nouveaux au pouvoir, — où M. Odilon Barrot, un des vaincus de