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Moreau de cette retraite ! » Il avait effectivement l’art et le goût des savantes manœuvres de la politique.

Chose à remarquer, M. de Falloux, dans cette phase de la république de 1848, n’était point du tout un adversaire du général Cavaignac. S’il le combattait dans quelques-uns de ses actes, dans ses velléités, surtout dans le parti qui le compromettait, il gardait le respect de son caractère. Il avait une secrète sympathie pour lui : il le prouvait le jour où s’ouvrait la question de la présidence, où la lutte s’engageait directement devant le suffrage universel, concentrée entre deux candidats, le général Cavaignac et le prince Louis-Napoléon. Au fond, les conservateurs prévoyans comme M. Molé auraient préféré le général Cavaignac, ils étaient entraînés par un courant presque irrésistible. M. Odilon Barrot avait été des premiers à se prononcer pour la candidature napoléonienne. M. Thiers s’était décidé parce qu’il avait cru trop vite qu’on pourrait se servir d’un prince qu’il n’estimait guère, qui prêterait son nom populaire et se laisserait diriger. Montalembert, séduit par quelques paroles qui ressemblaient à un engagement ou à des promesses, se flattait de trouver un protecteur des intérêts religieux dans l’héritier de l’auteur du Concordat. Berryer lui-même, qui aurait préféré une autre candidature conservatrice, suivait le mouvement d’un pas plus lent, non sans quelque crainte. M. de Falloux se défendait de cet entraînement presque universel. Mme Swetchine, avec son bon sens aiguisé de femme, écrivait à son amie de Pétersbourg, Mme de Messelrode : «… Le général Cavaignac est le seul qui m’inspire confiance. C’est un caractère droit, loyal, sincère autant que j’en puisse juger ; mais à voir la ligue formée contre lui par tous les partis, il est certain qu’on entraverait sa marche et que tout appui lui manquerait… Quant à son compétiteur, on lui pose toutes les questions comme à un homme sur la sellette ; on lui demande des engagemens. Son manifeste, livré aux sommités qui le protègent, a été plusieurs fois travaillé et repris en sous-œuvre… Toutes les campagnes le veulent, son nom les séduit et même les enivre. Les salons que les chefs de parti dominent l’adoptent ; mais là ce n’est pas pour Louis-Napoléon lui-même. C’est un corps transparent, à travers lequel chacun voit ce qu’il veut, le prenant pour quelque chose qui se traverse. Le mouvement qui le fait préférer est peut-être assez immoral… » Ce que Mme Swetchine écrivait, M. de Falloux le pensait. Il avait résisté à l’exemple de Montalembert comme aux vives instances de M. Thiers. « Le premier jour, disait-il, sera meilleur avec le prince Louis qu’avec Cavaignac ; le lendemain sera détestable. » Tout ce qu’il pouvait accorder était de s’abstenir ; mais le torrent de l’opinion était déchaîné, et le 10 décembre, ce « prince