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Lié à ces chefs éminens, têtes de ce qu’on appelait alors le « parti de l’ordre, » associé à eux dans la défense de la cause commune, il ne se confondait pas avec eux. Entre la large, la puissante cordialité de Berryer et l’impétuosité de Montalembert, entre M. Molé, l’homme à la longue expérience, le conseiller discret, et M. Thiers, toujours prêt à se reprendre à l’activité, il avait son originalité, son genre d’éloquence. Il ne se prodiguait pas, il ne se jetait pas étourdiment dans toutes les discussions, — il n’a prononcé en réalité dans sa vie parlementaire que quatre ou cinq discours décisifs ; quand il intervenait, il le faisait toujours à propos et avec sûreté, en homme maître de lui-même, allant droit au nœud des situations, déconcertant ses adversaires par son sang-froid. Il maniait la parole avec un art savant où il y avait de la dextérité et une force secrète de passion, de l’aisance dans l’intrépidité et une élégance innée jusque dans le sarcasme. Il laissait tomber de ces mots qui sont restés liés à l’histoire du temps.

Un jour, comme la question renaissait sans cesse entre « la république modérée et celle qui l’était moins, » — c’était son expression, — il résumait d’un trait net et frappant ce qui était dans la pensée de tous. « Non, disait-il, d’un accent qui touchait au vif des choses, non, le peuple aujourd’hui ne veut plus des hommes timides, vous avez raison ; il ne veut plus des serviteurs usés de tous les anciens régimes : — Je n’ai pas à parler pour eux. Le peuple ne veut plus des trembleurs, mais il ne veut pas davantage de ceux qui font trembler, sachez-le bien ! .. La France accepte, la France veut le concours de toutes les bonnes fois, de toutes les bonnes volontés ; .. elle ne veut plus des hommes qui l’ont étonnée par leur inexpérience et leur incapacité. La France ne veut ni des hommes qui ne sont capables de rien, ni des hommes qui sont capables de tout ! .. » — Tantôt, il tenait tête à ceux qui affectaient de ne voir que des conspirations, des menées monarchistes dans les agitations du temps, et il leur disait sans embarras : « Quant à moi, type des hommes que vous accusez, je crois que je sers mieux la république que vous… Il y a quelque chose de bien insensé à se conduire de telle sorte que tout le monde se demande si ceux qui passent pour ne pas vouloir de la république ne la rendent pas cent lois plus facile, cent fois plus acceptable que ceux qui prétendent l’aimer si exclusivement et si violemment… » — Tantôt, dans une discussion sur la constitution et sur la liberté de l’enseignement où Montalembert, par sa fougueuse impatience, avait failli tout compromettre, il arrivait à son secours, apaisant les passions déjà irritées, ramenant le débat en tacticien supérieur et sauvant l’honneur du principe, auquel il n’était pas moins attaché que son ardent ami. « Vous avez été, lui disait un témoin en souriant, le