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réaliser le rêve pour lequel ils avaient conspiré et si souvent combattu, c’était une surprise. Ils ne s’attendaient pas à un si prompt et si facile succès ; ils avaient presque désarmé ou tout au moins ajourné leurs espérances à la fin du règne[1]. Pour les bonapartistes, dont on aurait cru la veille encore la fortune ensevelie dans le ridicule des équipées de Strasbourg et de Boulogne, une sorte d’horizon se rouvrait avec la perspective des agitations populaires. Quant aux légitimistes, ils n’avaient sûrement contribué en rien à la catastrophe. Six mois avant, ils se résignaient presque à une opposition de décence ou d’honneur pour le principe. Dès que la révolution avait éclaté, ils retrouvaient leurs illusions. Ils n’affectaient ni deuil ni regret d’une monarchie qu’ils n’aimaient pas ; ils se rangeaient parmi les vainqueurs. Ils pensaient et parlaient en vaincus d’autrefois, pour qui le 24 février 1848 était la revanche ou la réparation du 29 juillet 1830. Au fond, qui sait si chez Lamartine lui-même, le chef le plus populaire de la révolution nouvelle, il ne restait pas quelque parcelle de ces sentimens du vieil homme de la Restauration qui, dans le secret de son âme, n’avait jamais pardonne à la monarchie de juillet ?

« Les légitimistes, écrivait, dès le 3 mars, Mme Swetchine, sont tout de flamme pour la république. Si l’état actuel laisse accessible à bien des terreurs, la chute de l’ennemi commun met bien à l’aise certaine partie de ce pauvre cœur humain[2]. » Les légitimistes trouvaient dans la révolution de février une vengeance ; ils y trouvaient de plus, ils le croyaient, une occasion favorable de sortir d’une longue inaction, de reprendre librement, position dans les affaires, de ressaisir leur ascendant par l’élection, de mieux servir leur cause. Situation curieuse pour le parti des anciennes traditions ! Par leurs rancunes, les légitimistes se rattachaient aux vainqueurs du jour, dont leur passé les séparait ; par leurs instincts, par le pressentiment des crises qui pouvaient atteindre le pays, ils se rapprochaient, ils devaient se rapprocher forcément des vaincus du dernier régime. Peut-être même dans ce double spectacle de Louis-Philippe suivant de près Charles X dans l’exil, et de la défaite commune des deux royautés, voyaient-ils déjà la fin des scissions dynastiques, le préliminaire de la reconstitution d’une famille royale unique. En un mot, passions, ressentimens, illusions, faux calculs, tout se mêlait dans le mouvement qui venait de se déchaîner à travers la France, où les uns et les autres, selon le mot de Mme Swetchine, avaient leurs « chimères respectives. » Il n’y avait qu’une chose

  1. C’était au fond le sentiment de beaucoup de républicains. Trois mois après encore, un des ministres de la république, M. Goudchaux, disait tout haut en pleine assemblée : « La révolution de février est arrivée trop tôt ! »
  2. Lettres de Mme Swetchine, 2 vol.