Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 116.djvu/715

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

On ne peut s’y tromper. Le vrai Jules Ferry est celui des affaires intérieures, des entreprises scolaires et des conflits religieux ; c’est le ministre passionné et emporté qui, pendant quelques années décisives, a imprimé à la politique républicaine l’ineffaçable caractère d’un anticléricalisme acrimonieux et agressif, qui a fait d’une réforme parfaitement légitime une arme de partit et de combat. Si M. Jules Ferry, dans son zèle de nouveau-venu au pouvoir, n’avait eu d’autre pensée que de réformer l’enseignement, de répandre l’instruction, de multiplier les écoles primaires, et même si dans cette œuvre de réformation il n’eût voulu que maintenir les droits de la société civile, rien n’eût été plus simple. Il n’eût pas été le premier qui aurait eu cette pensée, et pour la réaliser il aurait trouvé l’appui impartial et désintéressé de tous les esprits libéraux. Malheureusement il est trop clair qu’il poursuivait une œuvre toute différente, une œuvre de passion et de parti, que sous ces mots de neutralité civile et de « laïcisation » des écoles, il cachait la guerre aux croyances, à l’enseignement religieux, aux écoles congréganistes, au catéchisme, à un culte, au prêtre, à la modeste sœur dans le plus modeste asile. En d’autres termes, là où il fallait un réformateur prévoyant et libéral, il s’est trouvé qu’il n’y avait qu’un sectaire à l’esprit étroit, opiniâtre, tenant aussi peu de compte de la liberté des pères de famille que des mœurs ou des sentimens religieux, faisant de l’école l’ennemie de l’église, de l’instituteur un « curé laïque. » C’est par lui que cette malfaisante lutte a été engagée, et par le fait, c’est M. Jules Ferry qui a préparé avec ses lois, avec sa politique scolaire et religieuse, cette situation où une sorte de guerre intestine s’est organisée jusque dans le plus humble village, où la société française s’est trouvée partagée en deux camps presque irréconciliables. C’est son ouvrage, c’est l’héritage de division morale qu’il a laissé !

Que M. Jules Ferry n’ait pas toujours vu lui-même la portée de sa politique ou qu’il ait cru pouvoir avec le temps en atténuer les conséquences, c’est bien possible. Assurément ce n’était pas un homme ordinaire. Il avait une intelligence vigoureuse, de la résolution, le goût de l’autorité, un certain sentiment des conditions essentielles de toute société régulière, et en se servant des passions, des préjugés radicaux dans son œuvre scolaire, il se flattait de les contenir ou de les maîtriser. À travers tout il gardait un énergique instinct de l’ordre, il avait le ton, les allures, même quelquefois le langage d’un homme de gouvernement, et c’est ce qui a toujours fait illusion sur ce qu’on pouvait attendre de lui. Il se croyait certainement lui-même appelé à être un jour ou l’autre un chef de gouvernement ramené par degré au pouvoir pour relever les affaires de la république. Seulement il ne voyait pas que par toute sa politique, par ses liens de parti, par ses actes, il