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Et plus loin, à la fin de ces fastidieuses Béatitudes, est-ce notre faute encore si le Christ de Franck nous a fait regretter le Christ de M. Gounod ? « Venez, les bénis de mon Père, » disent-ils tous deux ; l’un en français, l’autre en latin, chacun en sa langue. Oh ! oui, chacun en sa langue, et autant celle de l’un est terne, sourde et morose, autant celle de l’autre a d’éclat, d’expansion et de majesté. Qu’on se rappelle le magnifique épisode de Mors et Vita intitulé Judex : d’abord l’admirable effusion de l’orchestre, ces horizons tout à coup découverts ; puis, l’éblouissante entrée des chœurs, cette richesse, cette clarté, cet effet de plein ciel, d’un ciel ruisselant de lumière, peuplé de justes et d’anges comme le ciel de Raphaël dans la Dispute du Saint-Sacrement. Ils apparaissent, tous les bienheureux, siégeant en cercle sur les nuées, et derrière eux les têtes ailées des chérubins se pressent dans une poussière d’or. Alors, commencent de larges récitatifs. J’entends encore M. Faure les déclamer avec ampleur, ainsi qu’ils sont écrits, et comme disait M. Gounod lui-même, en lettres majuscules : Et congregabuntur ante eum omnes gentes. Les grands mots liturgiques se déroulaient avec lenteur ; certaines intonations, certaines notes, par la grandeur auguste, par la lourdeur aussi, égalaient presque le fameux geste prêté au Christ par Michel-Ange. Et quand le juge suprême, se tournant vers ceux qu’il avait rangés à sa droite, leur disait : Venite benedicti… possidete paratum vobis regnum a constitutione mundi ; quand revenait la mélodie du prélude, alors les mots semblaient s’élargir encore, emplir toute l’étendue de leur retentissement, et si pure, en même temps que grandiose, était cette inspiration, qu’elle créait en chacun de nous un cœur pur, qui voyait Dieu.

Dieu ! Peut-être César Franck l’a-t-il vu dans son œuvre, mais pas une fois il ne l’y fait voir. Quelle misère ! Entendre célébrer les huit béatitudes, et cela sans un instant de bonheur. Si, un instant peut-être, mais bien court, pendant le petit chœur : Ils seront consolés, où luit un pâle rayon, où se peut surprendre un soupçon d’originalité rythmique, un vague espoir de charme et de grâce. Mais, en somme, cette musique est indifférente et inutile. Non pas qu’elle soit laide : Franck ne faisait pas précisément de la musique laide ; il a laissé ce soin à la plupart de ses élèves. La musique dont il avait le secret, c’est la musique ennuyeuse. L’ennui, l’inexorable ennui, voilà son domaine, son royaume, le terrain sur lequel il fut sans rival. Encore, nous dira-t-on, faut-il s’entendre sur ce qu’est l’ennui. Entendons-nous donc ; c’est, par définition, « une sorte de vide qui se fait sentir à l’âme privée d’action, ou d’intérêt aux choses. » Et telle est bien l’impression que nous causent les Béatitudes : le vide, l’absence complète d’action, de cette action de l’âme qui est la joie esthétique, le défaut de tout intérêt aux choses entendues. Par aucun de ses élémens cette