Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 116.djvu/684

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

propre, des choses sur lesquelles il serait désagréable d’appuyer, mais qu’il importe de nous faire comprendre ; on pense à l’aile d’une libellule effleurant un bourbier. Madrilène a été traitée chez celle qui se dit sa tante, comme le sont les domestiques de couleur par les maîtres appartenant à la même race, plus durement que ne l’ont jamais été les esclaves, et sa fierté s’est toujours révoltée. Ce n’est pas la fierté pourtant, ni aucun autre sentiment dont elle puisse se rendre compte qui lui arrache, au moment où une mégère la frappe, ce cri suprême :

— Au secours ! au secours ! Des nègres assassinent une blanche ! Au secours !

Quand ce cri retentit à ses propres oreilles, elle ne le reconnaît pas, elle ne l’a pas poussé volontairement, il est sorti d’elle à son insu. C’est la race qui se révèle, comme une puissance irrésistible. Nous connaissons peu de scènes plus impressionnantes que celle-là. Et la ville tout entière entend, s’émeut, répond ; la race qu’elle vient d’appeler à l’aide est là indignée, furieuse, prête à venger celle qui lui appartient. Ce n’est plus une querelle entre nègres ; qui se soucierait de cela ? C’est le plus criminel des attentats : l’attentat d’une noire sur la personne d’une blanche. Car, malgré les dénégations furibondes, obstinées de Mme Laïs et de ses péronnelles, Madrilène est blanche tout de bon ; la vieille Zizi Mouton l’atteste, le prouve, Zizi Mouton, la voudou redoutée, la sorcière qui depuis si longtemps jette ses maléfices sous forme de petits paquets d’herbes sinistres et de menus ossemens au seuil des chambres garnies, Zizi Mouton qui ne pardonne pas à Mme Laïs de lui avoir pris son homme, il y a longtemps, si longtemps ; n’importe :

— Eh ! Laïs, coquine ! Ta fé payé cher !

Et Mme Laïs aura grand besoin, en effet, de tous ses protecteurs, hauts dignitaires civils et militaires, pour échapper au sort qui l’attend. Il y a un détail caractéristique : lorsque la police lui demande son nom, elle en donne un de circonstance, — toujours par discrétion professionnelle, — car elle en a un choix, de noms, et des plus ronflans, que personne ne songerait à contester, « des noms qui sont gravés sur elle comme sur les tablettes mortuaires du cimetière de couleur. » Mais ceux-là, elle les réserve pour la dernière extrémité, l’extrémité dont la menace Zizi Mouton, en la magnétisant de ses yeux de serpent et en suçant comme du sucre, entre ses gencives édentées, les mots :

— Ah ! Laïs, coquine ! Ta fé payé cher !

Là-dessus, la quarteronne noircit d’effroi et de rage ; c’est ainsi que pâlissent les gens de sa couleur.