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Nelson Page, est dans la nouvelle. Peut-être la plus parfaite de toutes celles qu’elle a écrites jusqu’ici est-elle une courte histoire intitulée Madrilène ou la Fête des morts.

La Toussaint, à la Nouvelle-Orléans comme à Paris, attire dans les cimetières la foule des affligés et aussi celle des badauds. Il y a comme à Paris un commerce actif de couronnes d’immortelles, de fleurs en papier, de médaillons symboliques, d’emblèmes de deuil à tout prix ; mais, ce qu’on ne voit pas ailleurs, les vendeuses de mélasse, de pralines, de noix de coco, de pain-patate, de fritures, etc., crient leurs marchandises en plusieurs langues, toutes inintelligibles, tant elles sont créolisées. C’est au milieu de ce vacarme que Madrilène, ainsi nommée pour abréger Madeleine, corrige comme il le mérite certain petit mulâtre qui fait peur aux enfans blancs en lançant contre eux un méchant singe. À cet acte de justice, la mère du vaurien, exaspérée, répondra le soir même par des coups de couteau ; mais, quand elle en devrait mourir, Madrilène ne regretterait pas de les avoir reçus, car ces coups de couteau, en amenant la police dans l’antre qu’elle habite, bien contre son gré, déchire, pour ainsi dire, le mystère qui, depuis son enfance, la rend si malheureuse.

Est-elle de couleur, oui ou non ? Voilà ce que Madrilène s’est toujours demandé. Mme Laïs, sa prétendue tante, déclare que oui, et toutes les filles de Mme Laïs, Philomène, Antoinette, Athalie, Palmyre, etc., qui font avec leur mère un vilain métier, l’affirment à qui mieux mieux. Mais elle se sent si différente de son entourage, elle le déteste si fort, elle est attirée vers les meilleurs d’entre les blancs par une sympathie si instinctive, qu’elle a l’espoir, au moins quand la mort voudra bien la prendre, de ressusciter blanche, comme sont blancs la Vierge, le Seigneur et les saints. Cette fille maladive et triste vit en grande familiarité avec la mort ; elle a dans le cimetière son seul ami, le fossoyeur Fantôme Sacerdote, qui lui a appris à lire en épelant les inscriptions des tombes ; et, une fois par an, elle quitte la maison meublée de Mme Laïs, — où elle est servante sous prétexte de parenté, — pour aller dans le champ du repos vendre des couronnes. Ah ! si elle pouvait y rester, s’endormir dans une de ces tombes ! Pourvu toutefois que ce fût dans le cimetière blanc, au milieu d’une famille, d’une vraie famille. Le cimetière de couleur n’inspire pas de respect avec ses inscriptions de noms bizarres que l’on devine factices ou volés, noms de vieille noblesse, noms de guerre, noms d’oiseaux ou de petits chiens, des noms, quels qu’ils soient, qui ne représentent qu’un seul côté d’origine, le sang noir pur étant soigneusement éliminé de ce coin du cimetière où ne dort non plus aucun blanc.