Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 116.djvu/680

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rues, s’intitule Baptiste à l’eau froide, crucifiée avec le Seigneur, qui jure sur la Bible, qui jargonne en anglais, et la belle Aza, née sur une aristocratique plantation, au milieu de la mollesse et du luxe, élevée comme un petit chien favori par des maîtres de vieille souche catholique et française, Aza, esclave et courtisane, qui, affranchie, va droit à la corruption, sans que ses qualités natives, chaleur de cœur, attachement animal, s’y éteignent. « Elle serait morte pour bonne-maman, mais elle ne se serait pas corrigée pour l’amour d’elle d’un seul de ses défauts. » Tout est là.

Déjà dans son premier livre, Monsieur Motte, miss King nous montrait tout un échafaudage d’héroïques sacrifices, fondé par une femme de couleur sur le mensonge, cette souillure ineffaçable de la race nègre. Marcélite Gaulois, une ancienne esclave, a fait élever, à l’institut Saint-Denis, le plus aristocratique des pensionnats, l’enfant de ses maîtres défunts qui, si elle n’y veillait, serait sans ressources. Marie-Modeste apprend l’histoire dans les livres du docteur Lévi Alvarès, fait la révérence d’après les règles enseignées par une réfugiée de Saint-Domingue, et a pu acquérir toutes les belles manières léguées par de longues traditions à l’élite des petites créoles, de grandes dames en miniature, dont la tête semble toujours porter une couronne, qui tiennent leur panier de déjeuner comme un bouquet, ne descendent dans la cour de récréation que gantées et voilées contre le soleil, ne portent que des bottines françaises à glands et à bouffettes, ne s’appellent entre elles que chérie, mon ange, m’amie, doudouce, etc. Mais Marcélite, à mesure qu’avance le temps, est plus inquiète encore de son œuvre qu’elle n’en est fière. Coiffeuse de l’institut Saint-Denis et de toute la ville, avec une clientèle croissante, d’autant plus que ses doigts fins, toujours luisans de pommade, savent aussi porter et glisser à leur adresse des billets doux, elle n’est cependant qu’une noire, autrement dit une belle mulâtresse brun foncé sous son tignon rouge et jaune, posé sur deux coques laineuses et sa robe, en calicot couleur de pourpre, artistement drapée sur la hanche. Or, comment une noire pourrait-elle se permettre de protéger une blanche, de payer sa pension, de lui faire accepter des cadeaux ? Ce serait la pire injure du monde, une impossibilité ! Pour simplifier les choses, Marcélite met donc ses bienfaits sur le compte d’un certain M. Motte, oncle supposé de Marie-Modeste, qui n’a jamais existé que dans son imagination fertile. C’est M. Motte qui subvient aux besoins de la pensionnaire pendant treize ans, c’est M. Motte qui envoie des cadeaux magnifiques par l’entremise de Marcélite, c’est vers M. Motte que s’en va la reconnaissance de sa nièce, impatiente de le connaître,