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messieurs ; le beau monde de la ville s’empresse, appelant Claire par son nom, la consolant, la caressant avec force exclamations attendries. La pauvrette ne fait que pleurer ; mais Betsy, après le premier étonnement passé, comprend, et son cœur bondit d’allégresse. Claire va être recueillie par les siens, par des alliés de sa famille, par des amis dignes d’elle. Et qui donc a convoqué tous ces grands personnages ? Aza elle-même. Celle-ci a couru d’une maison à l’autre ; elle a conté la mort de bonne-maman, de bonne-maman qu’ils croyaient tous en France et qui végétait misérable dans leur ville même, à deux pas de ceux qui lui auraient dû assistance, car il n’est personne qui ne se rappelle les beaux jours de la plantation, l’hospitalité fastueuse qu’on y recevait. Quel navrant contraste avec le passé offre cette petite chambre ! Il faut réparer sans plus de retard, payer une dette sacrée à cette jeune fille, dernière représentante d’un nom illustre dans deux pays.

Une quarteronne en costume d’esclave, debout dans le coin le plus reculé, écoute et pleure. C’est Aza. Elle a eu soin que le service qui va être célébré à la chapelle mortuaire fût de première classe, si le corbillard demandé par le charitable apothicaire ne doit être qu’un corbillard de pauvre. Un imposant cortège remplit la petite rue ; derrière, marche un groupe d’anciens esclaves (comment Aza est-elle parvenue à les recruter si vite ? ), la plus haute affirmation locale de l’importance d’une famille ; et, parmi eux, revenue à son costume, à sa race, à sa condition d’autrefois, Aza elle-même portant l’insigne traditionnel en perles blanches et noires : Priez pour moi.

La nuit seulement, quand elle sera sûre de ne pouvoir être reconnue dans les rues désertes, elle regagnera secrètement le petit enclos triangulaire, sous son habit de servitude, porté pour la dernière fois. Le piano a déjà commencé ses appels folâtres.

Si poète que soit miss King par l’enthousiasme, par la puissance descriptive et symbolique, par une ardente envolée vers tout ce qui est beau et par le vague qu’elle laisse quelquefois un peu trop volontiers à de certains contours, elle se montre ici réaliste ; elle nous fait sentir d’un trait, les vices et les vertus de la race noire : l’exaltation du dévoûment chez elle et l’absence absolue de sens moral, la versatilité, le manque incurable de logique. De même, en évitant toute explication apparente, elle met le lecteur au courant des épineuses questions de race, elle l’avertit de telles différences essentielles qui peuvent exister entre le noir et le jaune, entre la négresse et la quarteronne, entre la vieille Betsy, par exemple, qui, libre de mourir de faim dans les