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malgré sa mauvaise tête ! .. Aza reste un des plus chers souvenirs de bonne-maman, un des êtres dont elle parle le plus fréquemment, tout en employant ses pauvres mains maigres et bleuies, sillonnées de veines noueuses, à faire ces broderies dans lesquelles excellent les dames créoles, même nonchalantes.

Il y a bien un peu d’égoïsme dans cette vie de rêve que mène bonne-maman. Betsy s’en rend compte ; elle se demande, tout en fouillant la poussière des rues ou la boue infecte du ruisseau, comment tout cela finira, ce que deviendra la jeune mamzelle après que sa grand’mère aura fermé les yeux, ce qui ne peut tarder beaucoup. On court des dangers de bien des sortes à l’âge de Claire, et Betsy, qui a rencontré plus souvent sur sa route le vice que la vertu, le sait très bien. Elle s’effraie quand la jeune fille exprime le désir de se promener un peu le soir, quand elle respire avec trop de délices le jasmin qui embaume, quand elle déclare que les valses passionnées jetées au vent par un piano du voisinage lui donnent envie de danser, de danser jusqu’au matin, jusqu’à ce qu’elle tombe de fatigue.

— Quelle horreur ! pense Betsy, le vilain pian de la maison mal famée où tout le monde sait que des diablesses font leur sabbat. Il ne peut dire rien qui vaille à une demoiselle blanche.

N’importe, la demoiselle blanche est charmée, elle a innocemment soif de plaisir, de contact avec ses semblables, et souvent elle s’attarde sous les orangers à écouter la musique maudite. Sur tous les pas de porte des femmes sont assises ; la marmaille se poursuit bruyante ; les hommes, tout en fumant leurs cigarettes, qui luisent dans l’obscurité, regardent du coin de l’œil la maison au piano où retentissent des chants, des bruits de danses frénétiques, de longs éclats de rire.

— On ne dormira pas beaucoup là-dedans cette nuit, disent les uns.

— Autant que les autres samedis, répondent les autres. Et les femmes de chuchoter avec mépris.

L’inquiétude de Betsy est justifiée. Un pareil entourage ne convient pas à une fille bien née, qui du jour au lendemain est exposée à rester seule. Bonne-maman elle-même commence à le comprendre. Si près du grand voyage, elle s’accuse d’avoir péché par orgueil et elle a avec Betsy un entretien secret, le plus touchant du monde. D’abord elle l’adjure de ne pas la quitter à l’heure suprême et d’arranger les choses pour que Claire ne sache rien, ne voie rien, pour que Claire soit bien tranquille dans sa petite chambre, tandis que bonne-maman s’endormira de son dernier sommeil. Assez tôt Dieu l’instruira de la vérité. Et Betsy promet sur la Bible, mais à son