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Des deux côtés il doit y avoir une part d’exagération, de préjugés tout naturels ; mais si Mme Beecher Stowe a gagné triomphalement un grand procès qui était celui de l’humanité tout entière, le mérite d’avoir rectifié bien des traits grossis pour les besoins de la cause reste à M. Page. Il aura réussi à détruire, chez ceux-là mêmes qui partagent le moins ses idées, des préventions enracinées depuis longtemps sur la politique étroite et rétrograde du Sud avant la guerre ; il aura aidé, comme il le souhaite, à écrire l’histoire et cela non pas seulement en produisant dans ses conférences, dans ses essais, des documens et des statistiques irréfutables, mais aussi, mais surtout peut-être, par certains passages de ses nouvelles qui renferment l’exemple tout palpitant des rapports entre maîtres et serviteurs. (Le mot d’esclaves n’était jamais employé que sur les actes légaux.)

Lisez, dans Marse Chan, la scène de l’incendie, quand le maître perd la vue pour sauver un de ses nègres.

Le grenier au-dessus des écuries brûle et quelques-uns des chevaux n’ont pas voulu sortir ; ils courent dans leurs stalles, hennissant et criant. Alors le maître dit au cocher : — Entre là, Ham, ne laisse pas griller tes pauvres bêtes. — Ham, sans répliquer, obéit aussitôt. Mais au même instant le grenier s’effondre, une gerbe d’étincelles jaillit, la flamme se met à lécher le bord du toit… Ham ne revient pas. Tout à coup, le maître embrasse brusquement sa femme, qui se tient auprès de lui, pâle comme une morte, et, avant que personne ait compris ce qu’il veut faire, il s’élance dans la fournaise, au milieu de clameurs pareilles à celles du jugement dernier. Ham reparaît, aux trois quarts asphyxié, dans les bras du maître qui lui a enfoncé son propre chapeau sur la figure pour le préserver, et, après tout, il se remettra sans trop d’avaries ; c’est le maître qui, grièvement atteint, ne recouvre jamais l’usage de ses yeux.

Cette aventure marque suffisamment que le possesseur d’esclaves avait le droit de tout exiger d’eux, mais qu’aussi le sentiment de la responsabilité à leur égard était chez lui très fort. Un gentleman virginien se devait à son peuple comme s’il eût été roi ; un instinct héréditaire de domination le guidait dans la conduite des hommes ; de là son autorité, sa compétence lorsqu’il s’agissait des affaires générales du pays.

Marse Chan est le chef-d’œuvre de Nelson Page, un chef-d’œuvre intraduisible, à moins qu’il ne se trouve quelque écrivain aussi habile à tirer parti du créole-français que lui-même peut l’être à se servir de l’anglais-créole, en restant toujours intelligible au milieu des fantaisies de construction et d’orthographe les plus