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mort, sur lesquelles ceux-là mêmes qui le maintinrent avec fermeté ne s’aveuglaient guère. Aussi avaient-ils cherché le moyen le plus pratique pour s’arracher du flanc, tôt ou tard, l’épine qui les blessait. Un projet de colonisation de la race noire en Afrique était dès lors soigneusement étudié par des hommes d’une capacité reconnue, mais l’attitude agressive des abolitionistes glaça ce mouvement ; des nécessités politiques inexorables s’imposèrent.

En écoutant l’auteur de The Old South, ne croirait-on pas entendre un fils d’émigré rappeler les tendances libérales de notre noblesse vers l’aube de 1789 et son adhésion enthousiaste aux préludes de la révolution française ? Plus d’un point d’analogie existe en effet entre les deux sociétés, et il nous semble être transportés très loin du Nouveau-Monde républicain quand ce jeune conservateur, sorti de deux vieilles maisons d’Angleterre, évoque à travers ses souvenirs d’enfance les charmes d’une vie de province, proche parente de ce que nous appelons la vie de château, Ce n’étaient pas des châteaux, ces vastes demeures, construites avec le bois des forêts vierges, mais elles logeaient des meubles d’autrefois, des portraits d’ancêtres et des traditions féodales. Les chênes séculaires, les bouquets de frênes et de pacaniers, groupés alentour, surpassaient en beauté le parc le plus grandiose et les jardins eussent été dessinés à la mode européenne, si l’exubérance des lianes et des roses n’eût défié l’art du jardinier. D’ailleurs, les habitudes de large hospitalité étaient toutes seigneuriales. À chaque instant, sous le moindre prétexte, on se réunissait entre voisins, cordialement, simplement. Les courses, les carrousels, les chasses au renard, les danses, les conversations s’entremêlaient. Une intensité de vie extraordinaire, une intarissable gaîté régnait partout, jusque dans les quartiers noirs : remplis le jour par le bourdonnement des rouets et des métiers, par les jeux bruyans des enfans, ils retentissaient, la nuit venue, de la musique du banjo. Les nègres n’étaient jamais trop las pour prendre du bon temps à leur retour des champs immenses où les travaux se poursuivaient sans nulle hâte, sauf pendant la moisson. Encore celle-ci était-elle conduite en chantant ; on en parlait comme d’une saison de fête.

Sans doute ceci se rapporte fort bien aux descriptions des voyageurs qui, tous, en traversant les États esclavagistes, ont cru apercevoir un coin du paradis terrestre ; mais sous cette prospérité apparente se cachaient, on le sait, les tares, les plaies les plus lamentables. M. Nelson Page n’a garde d’écarter le voile, il fait ressortir de préférence les points lumineux du tableau dont nous sommes libres d’aller chercher les ombres dans la Case de l’oncle Tom.