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ses parchemins. Les gouverneurs royaux tenaient une espèce de cour et les familles de planteurs opulens conservaient avec soin, de père en fils, l’esprit de la génération précédente. Les gens du Sud, malgré les modifications apportées par le climat et la manière de vivre, ne différèrent jamais autant que ceux du Nord de leurs aïeux d’Europe. Cependant, ils tenaient à leurs droits. Ils avaient dressé d’abord comme un roc de défense entre les empiétemens de l’Angleterre et les libertés des colonies ; le moment venu, ils prirent l’initiative de l’indépendance, et ce fut un Virginien qui fonda la république.

Tout ceci ressort de l’éloquent plaidoyer de M. Nelson Page, qui, avec abondance d’argumens, montre quelle énorme part eut le Sud à la suprématie actuelle de l’Amérique. Abordant le périlleux chapitre de l’esclavage qui servit de prétexte à la guerre, il admet, — et le paradoxe est au moins ingénieux, — que cet état de choses, qu’il n’entreprend pas de défendre du reste, fit grand mal à tous, sauf aux nègres, lesquels doivent à leurs maîtres du Sud les moyens de civilisation les plus efficaces qui aient été jusqu’ici mis à leur portée. On est presque tenté de lui demander s’il entend par là le mélange de sang qui a peu à peu blanchi les Africains et que M. Gable voudrait voir se poursuivre par des moyens plus légitimes que le caprice amoureux. Mais M. Page ne fait pas la moindre allusion à ces choses révoltantes qui ont existé pourtant, l’accroissement inouï de la classe mulâtre en porte témoignage. Les plantations des propriétaires d’esclaves, à l’en croire, représentaient une véritable Arcadie, dernier asile de l’âge d’or. Sans doute la traite, l’horrible traite y avait amené les enfans de Cham en servitude ; mais le Sud, pour commencer, n’en était nullement responsable, quoi que puisse dire là-dessus le Nord, par la bouche de ses hommes politiques et de ses prédicateurs. Ce barbare commerce de chair humaine, — d’origine portugaise et introduit dès l’année 1442, bien qu’il n’ait prospéré qu’environ un siècle après, avec les Hollandais, — fut, sous la reine Elisabeth et ses successeurs, encouragé par l’Angleterre, qui l’imposa aux colonies malgré leur résistance. Vingt-trois fois la Virginie adressa des protestations à la couronne, et lorsque finalement elle adopta, contre son gré, l’esclavage, ce fut en commun avec le reste de la chrétienté, qui aujourd’hui le lui reproche. Il est vrai que le Nord, ne possédant ni les rizières ni les champs de cannes, de cotonniers et de tabac dont s’enorgueillit le Sud, abandonna plus aisément un système qui ne s’adaptait pas de même à ses besoins et à son climat. Ce régime censé patriarcal, mais en opposition absolue avec le progrès, renfermait des menaces de ruine et de