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peu de lumière, se serrent les uns contre les autres, ne se sentent plus seuls dans le silence et l’ombre de la ville solennelle, s’étourdissent à suivre, sans mot dire, l’arabesque grêle qu’une frissonnante cithare dessine autour d’une plainte brève ! .. Oui, pauvre gîte humain dont j’aperçois d’ici les deux faces ; au dedans, entre les toiles, sous la vieille natte, dans le rayonnement fumeux de trois chandelles, vingt figures attentives ou engourdies, tandis que bat le tambourin et que chevrotent les voix arabes, — au dehors, dans la nuit, les silhouettes rigides des toits, Jérusalem obscure et enveloppant tout, montant très haut, se courbant d’un horizon à l’autre, toute la voie lactée qui flotte en nuée blanche…

Pauvre musique aussi, lorsque l’on a entendu les capricieuses et savantes mélopées du Caire ; mais dont le battement sourd et le bruissement de cordes finit par enchanter les nerfs, dont l’obstination à décrire toujours, coupés par des silences, les mêmes cercles autour de la même phrase, impatiente d’abord et tout doucement emplit l’âme d’une large paix, comme ces courtes tinteries que les cigales ne se lassent point de reprendre dans les nuits spacieuses et qui par nappes sonores, de la terre obscure semblent monter jusqu’aux astres.

Peu à peu cette musique exerce ses influences de rêve, et son charme agit tout entier. Les régions de paix où l’on est entré se peuplent : tout s’évoque ; les images se lèvent, non précises, découpées, mais se pénétrant les unes les autres, portées sur une onde obscure d’émotion où viennent se croiser les sensations de ces derniers jours, pour se fondre en une tristesse amère qui est l’âme même de toute cette Judée. Et lentement, sur ce courant vague qui enveloppe et baigne tout, une seule image surgit, distincte, et se détache au premier plan. Et ce n’est ni la glorieuse mosquée, ni la pouillerie juive des rues, ni les vallées mortuaires, ni les sables incendiés de Jéricho, mais simplement la grande muraille de la tour de David, au-dessus des creux stériles, le sombre rempart crénelé qui surveille les bas-fonds de pierre grise. Il ne m’avait rien dit lorsque je l’ai vu pour la première fois il y a quinze jours, et maintenant c’est l’image la plus nette que j’emporte avec moi, celle qui contient le plus de sens, comme si toute la grandeur muette, toute la désolation de mort, l’abandon et la vétusté de Jérusalem s’étaient mystérieusement résumés là…


ANDRE CHEVRILLON.