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grec que cette façon de décrire la puissance de la Divinité ? « Enlèveras-tu le Léviathan avec l’hameçon, et le tireras-tu, par la langue avec le cordeau de l’hameçon que tu auras jeté dans l’eau ? Mettras-tu un jonc dans son nez ou perceras-tu ses mâchoires avec une épine ? T’en joueras-tu comme d’un petit oiseau et l’attacheras-tu pour tes jeunes filles ? Qui est-ce qui découvrira le dessus de sa couverture et se jettera entre les deux branches de son mors ? Qui est-ce qui ouvrira les portes de sa gueule ? La terreur se tient autour de ses dents. Ses éternuemens éclaireraient la lumière, et ses yeux sont comme les paupières de l’aube du jour. Son souffle enflammerait des charbons et une flamme sort de sa gueule. La force est dans son cou, et la terreur marche devant lui. Sa chair est ferme : tout est massif en lui, rien n’y branle. Il fait bouillonner le gouffre comme une chaudière, et rend semblable la mer à un chaudron de parfumeur. Il fait reluire après soi son sentier, et on prendrait l’abîme pour une tête blanchie de vieillesse… Il n’y a point d’homme assez courageux pour le réveiller ; qui est-ce donc qui se présentera devant moi ? .. Voici : ce qui est sous tous les cieux est à moi. — Alors Job répondit à l’Eternel et dit : Je sais que tu peux tout et qu’on ne saurait t’empêcher de faire tes pensées. »

Voilà leur façon de philosopher : évidemment, si leur instrument nerveux est admirable, leur instrument intellectuel est incomplet. Ils sont incapables de spéculation philosophique, probablement parce que, pour abstraire, il faut commencer par regarder le monde dont on veut tirer des abstraits. La Grèce, qui s’est enchantée naïvement de la nature, qui l’a divinisée avec crédulité, qui en a revêtu ses dieux, leur donnant des corps souples comme l’eau ou majestueux comme le ciel, la Grèce a su raisonner de Dieu et le considérer comme le plus abstrait de tous les abstraits. Le Dieu biblique qui ne se spiritualise jamais jusqu’à l’abstraction n’a point de corps. Il apparaît comme un feu ardent, comme une colonne fumeuse. On sent sa présence à un tressaillement intérieur : Job le voit passer comme une étendue longue. Au contraire, au dedans, il est strictement défini ; c’est une personne invisible, une âme comme celle des hommes, beaucoup plus précise et limitée que celles de Zeus et d’Athéné, qui restent vagues au moral ; il a son style à lui, sa façon de commander, c’est une « créature d’esprit borné, » de tempérament autoritaire, qui se manifeste par des ordres et des coups d’état ; jaloux, despote, exigeant, de volonté absolue et arbitraire. Il a créé le monde : car les choses ne sortent pas les unes des autres par voie de naissance, d’expansion, de bourgeonnement : elles ne sont pas assez fluides pour cela. Elles ont été fabriquées par lui, solides, arrêtées, définitives, et il prouve