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de tous les vaillans hommes. Cette race n’aperçoit point le dehors sensible, ces poètes ne copient pas le détail plastique et coloré ; de la réalité, ils ne peignent que les traits qui manifestent un certain état moral. Si la bien-aimée ressemble aux chevaux de Pharaon, c’est parce qu’elle a leur vie et leur élan ; si son cou est semblable à la tour de David, c’est parce qu’il respire la force et la majesté. Quelle peinture que celle du cheval dans Job ! « Lui as-tu donné la force et as-tu revêtu son cou d’un hennissement éclatant comme le tonnerre ? Feras-tu bondir le cheval comme la sauterelle ? Le son magnifique de ses narines est effrayant. Il creuse la terre de son pied, il s’égaie en sa force, il va à la rencontre d’un homme armé ; il se rit de la frayeur, il ne s’épouvante de rien, et il ne se détourne point de devant l’épée. Il n’a point peur des flèches qui sifflent tout autour de lui, ni du fer luisant de la hallebarde et du javelot. Il creuse la terre, plein d’émotion et d’ardeur, au son de la trompette, et il ne peut se retenir. Au son bruyant de la trompette, il dit : Ha ! ha ! Il flaire de loin la bataille, le tonnerre des capitaines et le cri de triomphe. » Que voilà bien le cheval arabe, plein d’âme, ardent et fantasque comme une femme nerveuse, généreux aussi comme un preux ! Mais où sont ces dehors visibles, sa tête délicate, ses jambes frissonnantes, sa crinière soyeuse, le tremblement de ses naseaux veinés ? Devant le regard du poète hébreu, la forme a disparu ; il n’aperçoit que le dedans, surtout la tension des nerfs, l’exaltation de courage, le frémissement de volonté. Et si nous trouvons étrange qu’il compare le magnifique animal lustré à la sauterelle sèche, au petit insecte grêle, c’est justement parce que nous ne voyons pas le cheval de la même façon que lui, parce que nous ne sommes pas uniquement sensibles aux saccades qui traduisent les caprices de son énergie intérieure, aux détentes brusques qui le lancent bondissant.

Ce trait essentiel en explique beaucoup d’autres, par exemple, la langue dure, mal articulée, le style âpre et spasmodique de la Bible. Puisque l’Hébreu voit mal les choses du dehors, il ne peut pas exprimer leurs liaisons, leurs complexités, leurs nuances, par une phrase flexible, ondoyante, délicate, capable de s’expliquer, d’envelopper cent détails. Puisqu’il ne sait pas analyser l’objet, porter son regard sur telle ou telle de ses parties, pour démêler par abstraction ses caractères généraux, il ne sent pas le besoin de chercher des mots vides d’images particulières pour signifier l’abstrait et le général. Puisqu’il n’y a guère en lui que des sentimens simples et forts, des élans de joie, de désir, de haine, de vibrations de nerfs sensibles, sa parole jaillit saccadée, chargée de métaphores brusques, monotones, qui s’accumulent sans progresser. Quoi de plus opposé à toutes les habitudes de l’esprit