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Vraiment il faut venir ici pour savoir ce qu’est à onze heures la lumière sur ce haut plateau de Jérusalem. Entre les marbres des petits édifices, portes, arcades, mastabas, mihrabs, fontaines, semés sur la vaste terrasse, entre les noirceurs maigres des hauts cyprès, elle règne, sèche, torride, dure, découpant tout en lignes absolues, avec une précision implacable et crue, comme ces éclairs d’un millième de seconde qui font fermer les yeux de douleur, mais pas avant qu’on n’ait vu surgir dans les ténèbres tout un paysage éblouissant et blanc, fouillé partout, et qui, la nuit retombée, laisse ses lignes flamboyantes sur la rétine.

Il y a une beauté musulmane dans le silence et l’ardeur de toutes ces choses, dans ces grandes nappes de pierre lisse, dans ces arbres sérieux, dans la solennité de ces arbres noirs, de ces cyprès éternels au feuillage immobile et sans vie qui se lèvent religieusement sur l’immuable azur et que, d’Agra à Stamboul, l’Islam a plantés autour de toutes ses mosquées blanches.

Presque toujours la solitude ici, mais aux heures douces du soir et du matin, çà et là, traînant leurs babouches sous les cyprès, ou bien penchés pour les ablutions sur les fontaines, couchés à l’ombre sur la pierre, quelquefois accroupis et nasillant un texte sacré avec un monotone balancement du corps, des prêtres, des dévots, des étudians, des femmes même, assises, allaitant un enfant, tout un petit monde flâneur et pieux rappelle que ces mosquées ne sont pas seulement des lieux de prière, mais des cités religieuses que hante le peuple musulman, chacun rôdant ou rêvant à sa guise, sur les nattes fraîches de la maksoura ou bien sur les marches de la cour, à côté des petits dômes serrés qui sont les logis des prêtres, à l’ombre des tombeaux où reposent les cheiks et les derviches célèbres, au murmure des eaux bruissantes dans les vasques. À côté de ce peuple grave, un peuple d’oiseaux fréquente aussi les parvis de la mosquée, beaux oiseaux tranquilles, colombes aux ailes pures qui n’appartiennent à personne, qui sont chez elles parmi les marbres, dans ces lieux recueillis de lumière et de silence.

Que nous sommes loin des ombres froides du Saint-Sépulcre, des nefs obscures, des cryptes moisies, de toutes les ténèbres de la douleur chrétienne ! Au centre de l’éblouissante terrasse, la mosquée découpe son octogone régulier avec ses arêtes de cristal, ses pans exacts que dentellent des fenêtres treillissées, que couvrent somptueusement les faïences, les émaux où la lumière s’adoucit, se fait grave et chaude en chantant l’harmonie bleue et blanche des arabesques enlacées. Et là-haut, sur ce prisme à huit faces, le dôme de métal arrondit sa courbe juste, dessine son bulbe parfait, exaltant dans le ciel le croissant d’or qui flamboie.