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l’inévitable, traversée d’ondes frissonnantes, ses yeux se dilatant dans le soleil, elle attend la mort devant l’iman satisfait…

À présent tout est fini ; on emporte les victimes ; le peuple se précipite, grimpe d’assaut dans les wagons et le premier train se met en marche, passe sur les traces sanglantes, fuit vers les vallées de pierre, emporté par sa locomotive rouge qui ronfle sous ses drapeaux.

Ce soir, à six heures, grand banquet sous la tente, près de la gare. La foule se bouscule encore pour nous voir monter en voiture et là, au pied de la tour grise de David qui domine avec tant de tristesse les grands creux, pendant un instant nous formons un étrange vis-à-vis, nous, les Européens en habits et en claques, eux les juifs lamentables, les Arabes flegmatiques en turban, les Bédouins, emprisonnés, raidis dans la lourdeur de leurs manteaux. Puis de nouveau, cahin-caha, sur la vieille route, à l’heure pâle où la campagne est d’argent grisâtre, sobre et précise, avec ses petits oliviers dans la blancheur des pierres, comme un paysage de Cazin.

Long dîner, où nous avons pour voisins des effendis, des magistrats locaux, peu lavés, boutonnés jusqu’au cou dans de vieux paletots râpés d’Europe. Figures usées et veules, où l’on sent le fonctionnaire oriental qui n’est point payé et se rattrape sur les administrés, habitué aux prosternations devant le pacha qui, par faveur insigne, lui jette une cigarette à ramasser. Avec méfiance, avec tristesse, ils mangent, sans mot dire, avec des regards sournois, des mines de chiens battus. Mon voisin couve longtemps des yeux un ravier de sardines et puis se décide à en prendre une avec ses doigts.

Les chefs sont mieux, le gouverneur de Jérusalem a un visage plissé, tourmenté, de Turc intelligent. Celui de Ramleh, qui sort de sa bourgade pour la première fois depuis dix ans, est un gros père impotent, enfoncé dans sa graisse, au rire aigu, aux petits yeux pleins de joie et de malice.

Quelques discours en turc, puis traduits en français, qui ressemblent beaucoup à ceux que l’on débite chez nous en semblable occasion : on y parle un peu plus de la Providence, et autant de l’agriculture, du commerce et de l’industrie.

Cependant, devant nous, comme la tente n’est point fermée, s’ouvre la nuit d’Orient. Le peuple de Jérusalem est sorti de sa ville et, rangé dans la campagne nocturne, nous contemple très calme, car les coups de fouet ont vite fait de réprimer les mouvemens de curiosité. Les femmes, assises sur de petits murs, vêtues comme autrefois la Vierge, forment dans l’ombre des groupes d’une blancheur harmonieuse et vague. On dirait des fantômes de jadis, une antique génération, revenue dans la nuit pour regarder