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s’occupait d’elle en mille façons. Il la conduisait chez le pâtissier, lui corrigeait ses thèmes français, lui donnait même quelquefois des leçons d’écriture dont la trace est visible. De ce temps-là, l’impératrice garda pour lui un respect qui ne s’effaça jamais, qui dure encore. Il y a bien longtemps que toute l’Europe dit Mérimée ; pour elle, il est demeuré monsieur Mérimée. Je n’ai jamais entendu ces deux mots, sans être frappé de leur touchante étrangeté et sans tomber dans une rêverie où je me croyais le contemporain des heures lointaines où le grand écrivain, se faisant maître d’école, apprenait le français à la future souveraine de la France.

Le comte de Montijo étant tombé malade, à Madrid, du mal qui devait l’emporter, la comtesse partit en hâte pour aller le rejoindre. Les petites, demeurées avec leur institutrice, devaient suivre peu de jours après. Mérimée veilla sur elles, leur consacra le plus d’instans qu’il put pendant ces derniers jours. Il fit à Paca, qui traitait parfois un peu cavalièrement la bonne miss Flowers, un petit sermon sur l’orgueil qui, pour être très laïque, n’en fit pas moins bon effet, car les petites en parlèrent à leur amie Cécile Delessert.

« Vous ne sauriez croire, écrivait-il, le chagrin que j’éprouve à les voir partir. » Elles avaient treize et quatorze ans ; elles étaient à ce joli âge indécis où la femme commence à regarder par les yeux de l’enfant. Je connais un tableau qui les représente alors, avec des nattes dans le dos et un bout de pantalon brodé qui dépasse la jupe. La beauté de la seconde n’est encore qu’à l’état de pressentiment, mais on reconnaît déjà certain regard couvert et certaine flexion du cou. Quant à Mérimée, les premiers cheveux gris naissaient sur sa tempe ; il avait le sentiment, doux et triste, de quelque chose qui finissait. Il regardait bien ces deux enfans, pour les garder dans son souvenir, car il ne les reverrait plus telles qu’elles étaient. Elles deviendraient de belles jeunes filles, coquettes ou passionnées. Puis viendrait « M. le marquis de Santa-Cruz » qui les prendrait pour jamais, et tout serait dit.

C’est pourquoi il était ému, d’une fine, délicate, pénétrante émotion, le 17 mars 1839, lorsqu’il vit, dans la cour des messageries, s’ébranler la diligence qui emportait Paca et Eugénie. Un peu plus, cédant à un besoin du cœur, il partait avec elles. Il avait fait promettre aux enfans et à miss Flowers de lui écrire, a De tout cela, écrivait-il à la mère, il sortira bien une lettre. » En effet, d’Oloron, où les mauvais temps, qui rendaient impossible la traversée de la montagne, arrêtaient les trois voyageuses, Eugénie écrivit une belle lettre, sur papier réglé, à son vieil ami de trente-six ans, M. Mérimée.

Augustin Filon