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privations et à la souffrance. Tout différent était le caractère de la comtesse. Cette activité, cette énergie, cette vitalité incroyable que ni l’extrême vieillesse ni la cécité ne devaient ralentir, avaient hâte de se donner carrière. Mérimée parle de a son courage, » de « sa bonne tête. » Plus tard, il lui écrivait : « Si vous étiez ici, vous m’auriez fait nommer déjà de l’Institut. » Et encore : Vous m’avez habitué à croire que tout ce que vous vouliez s’accomplissait. Ces mots méritent, d’être médités. Mme de Montijo était ambitieuse et avait raison de l’être, ayant tous les dons nécessaires pour conduire les hommes et les événemens, le sang-froid, la patience, une volonté qu’on ne pouvait lasser, et cet optimisme sans lequel on ne domine, on n’entraîne personne.

C’était d’ailleurs un esprit ouvert, curieux, que tout intéressait et qui comprenait tout : la littérature courante, les jeux de la politique, l’histoire du passé. Elle avait servi de guide à Mérimée, lors de son premier voyage ; elle l’avait initié aux « choses d’Espagne. » Elle lui raconta plus tard l’anecdote dont il fit Carmen. Plus tard encore, elle lui suggéra Don Pèdre, et, pour l’aider à déterrer des documens, mit en mouvement et en fièvre un peuple de bibliothécaires, d’archivistes, de professeurs, d’académiciens. Elle savait, à point nommé, dans quelle cervelle ou dans quel volume trouver le renseignement voulu. Elle fit mieux : elle souffla à son ami, à propos de Don Pèdre, une théorie historique qui devint chez lui tout un système et qui ressemble assez à la philosophie de l’histoire de Thomas Carlyle. Son idéal était un tyran de génie qui menait les peuples au bien sans leur dire par où ; mais elle sentait que, dans un siècle comme celui-ci, il faut garder quelques sourires pour les doctrinaires et les libéraux. Elle admirait Napoléon : on naissait bonapartiste dans cette famille. Quelques années après, apprenant qu’un prince de vingt ans qui portait ce grand nom était à Madrid, elle l’étudia avec une vive curiosité. Il était brillant, spirituel, séduisant ; c’était un Bonaparte, ce n’était pas encore le Bonaparte que, selon elle, l’Europe attendait.

Après la mort du comte, il ne lui fallut pas deux ans pour devenir un des leaders de la société madrilène et un des personnages importans du parti de Narvaëz. Dans sa maison de Carabanchel (où Cabarrus avait laissé des souvenirs et où était née Mme Tallien), elle planta des arbres et, avec cette admirable puissance désillusion qui rend tout possible, à peine nés, elle les voyait grands et jouissait de leur ombre. Sur son petit théâtre de campagne, elle osait jouer de grands opéras. Elle faisait chanter et danser tout le monde ; elle maria et amusa les gens jusqu’à son dernier jour. Elle distribuait le plaisir, elle imposait le bonheur autour d’elle ; manière d’agir qui ne peut déplaire qu’à ceux-là