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Et leur vie continuait à dériver, comme sur ces nappes d’eau lisses et perfides qui précèdent les cataractes. Quand elle arrivait au rendez-vous, il la retrouvait refroidie par ses réflexions solitaires. Il fallait un grand quart d’heure pour rompre la glace. Peu à peu ils se mettaient à l’unisson. Une bonne causerie naissait, ensuite venaient de longs silences, peut-être de légères caresses par lesquelles la jeune fille pensait désarmer ce désir qui l’assiégeait, l’enveloppait, toujours plus âpre, plus ardent. « Laissez mon bras où il est, mettez votre tête là, et je serai sage. » On obtient ce qu’on a demandé et on n’est pas plus sage. Alors c’étaient des querelles, une sorte de violence, car ils étaient irrités l’un contre l’autre ; ils se sentaient trompés tous les deux. Une averse survenait : ils marchaient, blottis, serrés l’un près de l’autre sous le même parapluie, riant de l’aventure comme des enfans et déjà réconciliés.

L’amour le rendait poète et superstitieux. Un jour, dans les arènes de Nîmes, un oiseau à l’aile noire s’envola des ruines et le frôla. Il tressaillit ; une idée lui vint, absurde, mais irrésistible. Elle était morte et c’était son âme qui venait tournoyer au-dessus de lui. Il lui écrivit ; il avait hâte d’être rassuré. Pendant ses courses en cabriolet à travers la campagne boueuse et triste, dans les gîtes, parfois mesquins, où il passait de longues heures solitaires, il attendait les lettres de Jenny Dacquin, ou les relisait, et la seule odeur de ces lettres, posées sur la table, le grisait. Il lui envoyait des plaintes, des duretés, toujours bien dites, car l’homme de lettres ne s’oubliait pas. Plus d’une fois la pensée lui vint que toute cette correspondance serait publiée. Les lettres d’amour des écrivains ne sont jamais que des articles dont ils ne corrigent pas l’épreuve ; mais cela ne prouve point qu’ils n’aient pas senti ce qu’ils y mettent. Quelques-unes de ces lettres sont des ultimatums, des sommations respectueuses d’avoir à succomber ; d’autres demandent humblement pardon. Quelquefois l’injure et la prière alternent dans la même lettre. Il lui écrivait qu’il valait mieux ne plus se voir. Vieillis, ils pourraient peut-être se retrouver sans amertume et sans danger. Mais aujourd’hui, il n’y avait pas de bonheur pour deux êtres qui voulaient l’un et l’autre l’impossible. Non, il ne fallait plus se voir… En attendant, si l’on se voyait une dernière fois pour se dire adieu ? Et, au lendemain de ces grandes scènes, de ces belles résolutions, on revenait aux doux enfantillages, aux innocentes promenades. Elle se faisait très douce, lui très humble, et ils tombaient dans une sorte d’engourdissement délicieux. « Le bonheur, disait-il, est comme une envie de dormir. » Au retour, attendri, reconnaissant, il lui écrivait : « Il m’a semblé que je ne désirais rien de plus. » Le romancier qui était en lui