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étrange, mais la statue est la plus belle. Elle doit sa supériorité à son expression de tigresse, car « l’énergie, même dans les mauvaises passions, excite toujours en nous un étonnement et comme une admiration involontaire. » Cette admiration est, chez lui, une idiosyncrasie, comme le goût des brigands. Si Colomba passe, peut-être avec raison, pour son chef-d’œuvre, et si Carmen a aussi beaucoup de partisans, c’est qu’il y a donné carrière à ces deux passions dominantes. Colomba et Carmen ont beau être situées aux deux extrêmes de la société et de la morale, elles se ressemblent par un point. Ce sont des sœurs cadettes de la famille des « adorables furies. » Même dans un rapport à son ministre, dans une somnolente histoire de l’abbaye de Saint-Savin, lorsque Mérimée rencontre une méchante créature du temps de Louis XIII qui, à Paris, fait la femme du monde et le bel esprit, dans sa province dépouille, bafoue et torture les gens, l’écrivain se réveille tout entier, avec son style et sa verve, pour peindre l’incomparable effronterie de ce diable en jupons. La Fontaine a grommelé contre « l’âge sans pitié ; » Mérimée adore le sexe sans pitié. Les années viennent. La rouerie mondaine ne suffit plus à le séduire. Il lui faut la cruauté ingénue de l’être primitif, du gracieux animal féminin dans sa nature vraie. Quelle jolie bête sauvage à mettre en cage ! Quel plaisir de tenir à sa merci, clouée par les poignets, frémissante, vaincue, cette révoltée dont on boit la rage dans un baiser ! C’est le rêve qui hante certains hommes, la vocation du Petruchio, de Shakspeare, le héros de la Méchante domptée. Mais jusqu’à quel point Mérimée a-t-il réalisé son rêve et combien de méchantes a-t-il domptées ?

Hélas ! qu’il y a loin de la maîtresse imaginée aux maîtresses qu’on a,… quand on les a !

On a entrevu son premier roman, brusquement interrompu par des scrupules dévots. Sa seconde grande liaison, commencée vers la fin de sa jeunesse, le conduisit jusqu’aux limites de la maturité. Elle eut la durée moyenne d’un gouvernement français : dix-huit ans. Aucune existence n’en fut troublée, personne n’en souffrit. Le mari, un très galant homme, ignora tout ; les enfans furent tendrement aimés et parfaitement élevés. Une longue amitié avait précédé l’amour, et, dans la pensée de Mérimée, devait le suivre, en sorte qu’ils eussent été un Philémon et une Baucis de la main gauche. C’était un sûr placement de cœur, un adultère de tout repos. Ou plutôt j’écarte ce mot ignominieux. Cette union, connue et acceptée de personnes très vertueuses, nuancée d’égards délicats, accompagnée et rehaussée par un dévoûment réciproque et par des périls traversés ensemble, cimentée par mille réminiscences douloureuses et tendres, par une confiance absolue,