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à donner de la valeur aux parties qui n’en ont point par elles-mêmes. L’aventure d’auberge, les conversations des jeunes seigneurs, le duel et le chapitre intitulé les Deux moines, nous apparaissent à demi effacés comme si la pierre ponce avait passé dessus. Les affres de la Saint-Barthélémy, la lutte de la Turgis avec son amant, le siège de La Rochelle et le combat de Vaudreuil avec Rheincy peuvent donner encore de l’émotion, mais cette émotion est trop agréable pour être profonde. Ceux qui ont tiré de la Chronique de Charles IX un opéra l’ont jugée mieux que le public n’a fait et que la critique n’eût su le faire.

Mais enfin, ce livre, où une dose suffisante de banalité excusait le talent, avait fait de Mérimée l’idole des cabinets de lecture. Il était jeune, applaudi ; de plus, il possédait des chagrins d’amour qui lui permettaient de se croire très malheureux. Dans sa correspondance avec l’Inconnue, il parle de certaine grande sottise qu’il faillit faire dans ce temps-là. Ne serait-ce pas qu’il fut sur le point d’épouser une maîtresse à laquelle la religion donnait des scrupules tardifs ? Cette femme me semble avoir laissé la tiédeur de sa caresse dans le début du Vase étrusque, si délicieusement imprégné de langueur, comme si Mérimée avait écrit ces premières pages en sortant de ses bras, avec la saveur d’un dernier baiser sur les lèvres. Elle a dû poser aussi pour la Turgis, une des nombreuses incarnations de cette exquise perversité féminine que Mérimée ne se lassait pas d’étudier, mais qu’il ne consentit jamais à épouser.

Après cette bataille, d’où il sortit vainqueur et blessé, il partit pour l’Espagne, où il devait rencontrer beaucoup de ces primitifs qu’il aimait et de ces dévots qu’il détestait : double sujet d’observations, double stimulant pour son esprit. Ce premier voyage fut un enchantement. Il en donna quelques impressions au public dans trois articles que publia la Revue de Paris aussitôt après son retour, en octobre et novembre 1830. Le premier raconte une Corrida, le second une exécution, et le troisième est une causerie sur les brigands. Ces articles ont été recueillis dans le volume intitulé Mosaïque. Mais on aimera mieux, je pense, trouver ici quelques fragmens de sa correspondance inédite. Il écrivait de Séville à Albert Stapfer : « Sachez qu’une course de taureaux est le plus beau spectacle que l’on puisse voir. Moi qui vous parle, qui ne peux voir saigner un malade sans éprouver une émotion désagréable, j’ai été voir les taureaux pour l’acquit de ma conscience… Eh bien, maintenant, j’éprouve un indicible plaisir à voir piquer un taureau, éventrer un cheval, culbuter un homme. À l’une des dernières courses de Madrid, j’ai été scandaleux. On m’a dit que j’avais applaudi avec fureur, — mais j’ai peine à le croire, — non le matador, mais le taureau au moment où il enlevait sur ses cornes