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Pour bien vivre, à cette époque, de la critique d’art, il eût fallu être un peu coquin, et Delécluze était le plus honnête homme du monde. Aussi avait-il pris quelques écolières. L’une d’elles, Mlle Louise Monod, grande liseuse d’anglais, monta la tête à son professeur pour l’étude de cette langue. Delécluze imagina de réunir dans sa chambre, l’après-midi du dimanche, quelques jeunes gens désireux de déchiffrer un peu de poésie britannique. Cela marcha très mal jusqu’au jour où Sautelet amena Prosper Mérimée. Dès lors Mérimée avait deux vertus d’esprit, l’obstination et l’exactitude. Il ne s’arrêtait jamais à mi-route dans une recherche ou dans un travail ; ce qu’il savait, il le savait à fond. Il devint l’âme du petit groupe, dès qu’il y entra. C’était merveille, paraît-il, de l’entendre lire et commenter Don Juan.

On reporta au mercredi l’étude de l’anglais, pour réserver le dimanche à des discussions littéraires. Ce jour-là, on s’entassait sur un grand vieux canapé, épave d’un mobilier de famille antérieur à la révolution, et, je pense, jusque sur le lit d’Etienne ; d’autres se tenaient debout, dans les coins, ou adossés aux bibliothèques. Comme il n’y avait ni femmes, ni professeurs, on était plus libre qu’en bas et on disait à peu près ce qu’on voulait. Là, outre Ampère et Albert Stapfer, on voyait Vitet et Charles de Rémusat. Viollet-le-Duc tenait toujours la bannière classique et Duvergier de Hauranne était le plus violent des romantiques. Courier apportait là les épreuves, à demi corrigées, de ses pamphlets ; Beyle, qui vivait d’une chronique expédiée chaque semaine à un magazine de Londres et traduite à la diable par un gratte-papier irlandais, venait chercher des mots et des informations. Il disait, en descendant l’escalier : « Je n’ai rien, » ou « mon article est fait, » Tout en prenant des notes, il parlait ; c’était le plus bavard et le mieux écouté de la bande. Il y avait aussi les spirituels silencieux, Théodore Leclercq et Adrien de Jussieu. Cave, homme froid et triste, avait pour voisin l’ancien dragon Dittmer, qui se répandait en farces et en anecdotes, et ces deux tempéramens opposés allaient collaborer aux Soirées de Neuilly. Au milieu de tout cela, Mérimée jetait sa note, une drôlerie, un mot bouffon, sans sourire, sans hausser la voix, sans regarder personne, sans suivre le trait pour savoir où il était tombé, en crayonnant je ne sais quoi sur un bout de table.

On était romantique, on l’était avec passion, avec furie. Mais qu’était-ce au juste qu’être romantique ? Les classiques insistaient indiscrètement pour le savoir, mêlant quelquefois des grossièretés à leur insistance : témoin l’abbé Auger. Il n’est pas aisé de s’imaginer la confusion des esprits pendant la période qui sépare ces deux manifestes, la brochure de Beyle, Racine et Shakspeare, et la