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Il avait alors pour amis J.-J. Ampère et Albert Stapfer. C’était cet Ampère enthousiaste, un peu déséquilibré, qui courut partout, se cherchant sans se trouver, et qui eût été un des grands talens du siècle s’il s’était voué à rendre des sensations de voyageur, d’amoureux et d’artiste. Tel qu’il a été, il donne l’impression pénible d’un Pierre Loti, condamné par les fées à professer au Collège de France. Il était alors embarqué dans une passion ridicule pour Mme Récamier : passion qui, à l’analyse, eût probablement donné cinq parties de rhétorique, trois de vanité et deux de désir. Au sortir du collège, il rêvait un divorce qui eût permis à l’ensorcelante quadragénaire de devenir sa femme. Mérimée devait s’amuser de ce projet[1] ; Albert Stapfer s’en indignait.

C’est une aimable figure à évoquer que celle d’Albert Stapfer et d’un charme peu commun. Les dons littéraires abondent chez nous. Ce qui était fréquent au XVIIIe siècle et ce qui est introuvable au XIXe, c’est un homme qui, pouvant monter sur la scène, se contente de sa place au parterre, conseille, console, applaudit les acteurs, et jouit jusqu’au bout du spectacle, sans jalousie et sans regret. Quelques esprits de cette trempe faisaient autrefois un public : c’est pour eux seuls qu’on imprimait. Albert Stapfer, à vingt ans, et le premier, traduisit en vers le Faust de Goethe. Il était un des plus animés, un des plus brillans parmi les jeunes gens qui, de 1820 à 1825, cherchaient dans les littératures d’outre-Rhin et d’outre-Manche de nouvelles formes littéraires et de nouvelles sources d’inspiration. De très bonne heure il se retira à la campagne, se maria, eut des enfans et fut heureux. Il y a quelques mois à peine il m’attendait, dans sa vieille et intéressante demeure de Talcy, pour me parler de « son cher Prosper » et de cette époque curieuse dont il était le dernier survivant. Je ne me console pas de m’être laissé devancer par une visiteuse qui a emporté avec elle ce vivant trésor de souvenirs[2].

Albert Stapfer conduisit Mérimée chez son père, ancien ministre plénipotentiaire de la confédération helvétique à Paris, qui, après avoir traversé l’enseignement et la politique, écrit en allemand et en français, s’était définitivement senti chez lui dans notre société et dans notre littérature. C’était, disent les contemporains, « un puits de science. » Les murs de son appartement disparaissaient sous les livres. La gravité d’un logis si savant était tempérée par la gracieuse présence de Mme Stapfer et de ses amies, Mme Suard et

  1. Voir, dans la Revue du 15 août 1879, les lettres à Mrs Senior ; Mérimée juge très durement Mme Récamier et lui attribue la transformation, l’avortement d’Ampère. C’est, je crois, une grosse exagération.
  2. J’achèverai d’intéresser les lecteurs de la Revue à M. Albert Stapfer en leur apprenant qu’il était l’oncle de l’écrivain distingué qui signe Arvède Barine.