Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 116.djvu/521

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

entendu sans prononcer un mot. Il ne put s’empêcher de dire au chef d’opposition, qui en avait vu bien d’autres comme ministre : « N’êtes-vous pas effrayé de tout ce que nous venons de voir et d’entendre ? .. Ceci ressemble bien à la veille d’une révolution ! » M. Thiers aurait pris tout cela moins au tragique : « Une révolution ! Une révolution ! aurait-il dit, on voit bien que vous êtes étranger au gouvernement et que vous ne connaissez pas ses forces : elles sont dix fois supérieures à toute émeute possible… Tenez, mon cher monsieur de Falloux, pardonnez-moi de vous le dire avec une franchise qui ne peut vous blesser : la Restauration n’est morte que de niaiserie. Je vous garantis que nous ne mourrons pas comme elle. La garde nationale va donner une bonne leçon à Guizot ; le roi a l’oreille fine, il entendra raison et cédera à temps. » Le roi lui-même, d’ailleurs, pensait comme M. Thiers, quoique dans un autre sens, que ce ne serait rien, que l’émeute céderait, — qu’on ne « mourrait pas par niaiserie ! »

Dès le lendemain cependant tout avait changé de face. L’insurrection avait grandi dans la désorganisation soudaine du gouvernement. M. Guizot n’était plus ministre ; M. Mole, appelé après M. Guizot, n’était plus ministre ; M. Thiers, à son tour appelé après M. Molé, n’était plus ministre. Le maréchal Bugeaud, mis un instant à la tête de la défense, se trouvait désarmé, vaincu sans avoir combattu. Le désarroi régnait aux Tuileries. Pendant ce temps, au bruit de l’abdication du roi et de l’avènement d’une régence, tout s’aggravait et se précipitait au palais Bourbon sous la poussée de l’invasion populaire. Lamartine parlait en chef d’une sédition victorieuse qui ne s’arrêtait plus à la régence de la duchesse d’Orléans. Ledru-Rollin s’embarrassait dans une proposition de gouvernement provisoire, — et Berryer, qui n’avait pu rien empêcher, mais qui voyait tout perdu, lui criait : « Pressez la question, concluez, un gouvernement provisoire ! » M. de La Rochejaquelein réclamait la convocation de la nation, pactisait avec la république et ajoutait lestement : « Tant pis pour eux, ils ne l’auront pas volé ! » C’était le mot du vaincu de 1830. Quant à M. de Falloux, qui, pour la première fois, assistait à une révolution, il avait suivi ces scènes sans s’y mêler et, en quittant le palais Bourbon, il en était encore à se demander ce que signifiaient ces événemens. Il venait de voir à l’improviste comment périt un grand gouvernement, comment aussi, en quelques heures, une grande nation est brusquement rejetée dans toutes les aventures de la force et du hasard !


CHARLES DE MAZADE.