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le prince à lui-même, « non par une mesquine ambition dont il était noblement incapable, assure M. de Falloux, mais uniquement par précaution, pour garantir son jeune maître des étourderies et des résolutions précipitées. » Il eût été admirable près d’un téméraire ; il était dangereux auprès d’un prince aussi naturellement réglé que M. le comte de Chambord… Peu à peu le duc de Lévis arriva à tenir M. le comte de Chambord dans une « sorte de quarantaine qui ne laissait arriver au prince que des idées ou des conseils bien passés à la fumigation. » — Il ouvrait les portes pour les hommages, il les fermait ou les « rétrécissait » dès qu’on voulait aller au-delà. En d’autres termes, M. de Lévis faisait la police autour de M. le comte de Chambord pour arrêter au passage tout ce qui pouvait avoir un air de nouveauté, tout ce qui sortait de l’étiquette, les idées du jour et les hommes qui pouvaient se permettre quelque liberté de parole. Le prince était bien gardé dans son intimité comme dans ses voyages.

Un des plus curieux incidens de ce régime de l’exil est certainement cette petite aventure qui se passait à Rome en 1840, où le maréchal de Bourmont et le prince Lucien Bonaparte de Canino, frère de l’empereur, avaient un rôle. M. de Bourmont, depuis ses malheurs, avait fixé sa résidence dans une terre de Farnèse, du côté de Viterbe, et avait pour voisin de campagne le prince Lucien. Les deux voisins se rencontraient souvent, s’entretenaient du passé, des affaires de la France. Un jour, au moment où M. le comte de Chambord arrivait à Rome, le maréchal, prêt à se rendre auprès de son prince, recevait la visite de Lucien Bonaparte, qui lui tenait à peu près ce langage : « Je serais heureux de présenter au prince le sincère hommage d’un bon Français ; mon frère Napoléon ne peut pas avoir de successeur. Ses neveux ne sont en mesure ni de relever son trône, ni de s’y asseoir. Nous n’avons plus qu’une manière de témoigner à notre pays la reconnaissance que nous lui devons : c’est de donner l’exemple du désintéressement. Un grand principe, appuyé sur huit siècles de gloire, peut seul dominer tous les amours-propres sans en blesser aucun et terminer des discordes qui, si nous n’y prenons garde, nous conduiront bientôt à une irréparable perte. Vous pouvez porter en mon nom ces sentimens au prince, je suis prêt à les lui répéter moi-même à Rome et, s’il le juge utile, à en autoriser la publicité. » — Le message, fidèlement porté à Rome, pouvait paraître inattendu ; il n’avait rien de banal ou d’embarrassant, et le maréchal de Bourmont, M. de La Ferronays lui-même, présent en ce moment à Rome, ne voyaient rien de compromettant dans cette rencontre avec un personnage portant le plus grand nom du siècle. La nouveauté du spectacle ne les effrayait pas. M. de Lévis, au contraire, se hâtait d’élever des difficultés ; il