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errante, écrivait à sa vieille amie : « C’est chez vous que je l’ai connu, et en le revoyant je me suis senti une tendresse de frère pour lui. Il me semblait vous revoir, revoir votre appartement, vos meubles, vos tableaux. » M. de Falloux, à vingt-cinq ans, a eu son vrai cadre et comme une patrie morale dans ce salon où il avait été accueilli avec une attention généreuse. Il avait touché au cœur Mme Swetchine, qui avait vu en lui la bonne grâce d’un jeune homme bien né, l’élévation des sentimens, la délicatesse de l’esprit, — et les bons principes. Plus que Lacordaire et Montalembert eux-mêmes, qui se dérobaient parfois d’un coup d’aile à toute autorité mondaine, même à une autorité aimée et respectée, il était et est resté comme le fils spirituel de cette mère de l’église[1].

Je ne veux pas dire que M. de Falloux n’ait eu comme d’autres son indépendance d’esprit, qu’il n’ait échappé à cette atmosphère par certains côtés, par ses attachemens de parti. Il restait royaliste, légitimiste dans un salon où on était avant tout catholique ; mais il était entre tous de la maison qui avait toujours sa première et sa dernière visite dès qu’il arrivait à Paris ou lorsqu’il le quittait. Il y avait trouvé, sans le chercher, l’avantage de connaître les hommes les plus éminens du monde religieux ou même de la diplomatie européenne et de se lier avec eux, de compléter, par les conversations et les relations de société, l’éducation commencée dans ses voyages, de pouvoir se préparer à servir, lui aussi, la cause commune de sa parole ou de ses écrits. Il y avait pris peut-être aussi le pli de la maison, le goût d’une certaine diplomatie cléricale et mondaine, l’universalité de la bienveillance. Peut-être s’est-il toujours ressenti d’avoir eu une jeunesse choyée, gâtée par les succès précoces. Il est resté ce que Sainte-Beuve appelait « le plus gracieux des catholiques » et « le plus avenant des légitimistes[2]. »

Plus d’une fois, dans ses conversations chez Mme Swetchine,

  1. A peine est-il besoin de rappeler que M. de Falloux a été le pieux biographe de cette personne distinguée dans son livre : Madame Swetchine, sa vie et ses œuvres, — et qu’il a été aussi l’éditeur fidèle de sa Correspondance recueillie en plusieurs volumes.
  2. Au reste, voici au complet le portrait fin et malin tracé plus tard par Sainte-Beuve à propos de la publication de la biographie et des lettres de Mme Swetchine. Il ne fait qu’accentuer des traits déjà visibles dès la jeunesse, a On dira tout ce qu’on voudra de M. de Falloux comme homme de parti politique et religieux, — c’est Sainte-Beuve qui parle, — il est de sa personne le plus gracieux des catholiques et le plus avenant des légitimistes. Il semble né pour les fusions, pour faire vivre ensemble à l’aise, dans le lien flexible de sa parole, un protestant et un jésuite, un universitaire et un ultramontain, un ligueur et un gallican ; à le voir circuler ainsi, sans s’y accrocher, à travers les doctrines les plus diverses, on dirait qu’il les admet toutes plus ou moins et qu’il les comprend. Sa complaisance infinie ressemble par momens à une intelligence universelle… » (Nouveaux Lundis, t. Ier.)