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toujours en travail, le dévoûment passionné pour ses amis, l’indulgence pour les faiblesses, une diplomatie ingénieuse à ménager les amours-propres et à concilier les dissidences. Près de trente années durant, cette casuiste agitée, conseillère persuasive et insinuante, a administré son salon, mêlant les affaires du monde et la dévotion, inspirant la confiance et le respect, exerçant une sorte de direction spirituelle, soutenant ou contenant un Montalembert, un Lacordaire, comme elle attirait un peu plus tard le libéral et inquiet Tocqueville[1]. Elle régnait sans bruit dans un cercle qui, un moment, en 1848, s’est fort élargi, mais qui, en 1835, ressemblait encore un peu à un cercle d’initiés. C’est là, dans ce milieu, que se trouvait transporté celui que la maîtresse de la maison appelait bientôt tout simplement « Alfred », comme elle eût parlé de son fils, que Lacordaire appelait « cet excellent jeune homme, » et que M. de Bonnechose, depuis cardinal, archevêque de Rouen, a appelé un jour « la sirène ! »

Peut-être M. de Falloux avait-il été d’abord un peu effrayé de la sévérité de ce salon où il avait été introduit par Mme de Virieu. Il n’avait pas tardé à être dompté ou plutôt à subir le charme indéfinissable de cette personne à la fois un peu étrange et attirante qui aimait la jeunesse, qui écrivait vers ce temps-là à une de ses amies de Russie, la comtesse d’Edling, la charmante Roxandre Stourdza : « Mes amitiés les plus intimes, les plus précieuses sont de mon âge ou au-dessus ; mais à ces relations se joignent beaucoup d’autres, dont les idées religieuses sont le seul lien. De jeunes femmes qui sont tout ce que le monde goûte et recherche davantage marchent dans cette voie. N’en déplaise à notre sexe, elles valent beaucoup moins qu’un nombre considérable de jeunes gens dont je pourrais vous présenter l’élite. Ce qu’il y a en quelques-uns d’entre eux de savoir, de foi, de zèle et de talent est inexprimable. » M. de Falloux était visiblement de cette élite. À peine entré, on peut dire qu’il était de l’intimité, objet des prédilections croissantes de la maîtresse de la maison, soutenu et stimulé par des amitiés déjà illustres, — Montalembert, que « la Pologne brouillait de temps à autre avec Mme Swetchine, » mais que la sympathie ramenait aussitôt, Lacordaire lui-même qui, le retrouvant dans sa vie

  1. Tocqueville n’avait connu Mme Swetchine qu’assez tard, après 1848, je crois, et avait été captivé. Un des volumes de sa Correspondance contient une série de lettres parfois assez laborieuses, qui indiquent une confiance très vive. On peut y voir comment une personne d’élite telle que Mme Swetchine, si bien faite pour le prosélytisme, peut prendre de l’empire sur un esprit sincère, mais pointilleux, inquiet, sévère pour lui-même, et encore plus sévère à l’égard des autres. Dans cette société, Tocqueville, par son humeur comme par la nature de son esprit, était le contraire de M. de Falloux.