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coupables devant Dieu et devant les hommes. » Cette leçon de courage et de haute sagesse venait du plus jeune des pairs, qui n’avait pris séance que le ù décembre, date où il atteignait l’âge requis pour délibérer. C’était Victor de Broglie. Ce nom a été illustré par de grandes actions dans la guerre et dans la paix ; jamais plus, jamais mieux, peut-être, que le jour où un jeune homme brava seul les passions aveugles d’une assemblée et d’une époque. — On vota ensuite sur l’application de la peine ; 139 voix se prononcèrent pour la peine capitale sans recours, 17 pour la déportation ; 5 s’abstinrent, en recommandant le condamné à la clémence du roi. Cinq maréchaux, quatorze généraux avaient voté la mort. Entre minuit et deux heures du matin, les pairs de la monarchie signèrent l’arrêt, sans que l’ironie terrible de ce papier retînt leurs mains ; il invoquait les lois de brumaire an V, il disait : « L’exécution aura lieu dans la forme prescrite par le décret du 12 mai 1793. » — Pourtant, on lit au bas de cette pièce la grande signature de Chateaubriand ; on y lit beaucoup d’autres noms qui furent portés par des gens de cœur et d’honneur. Répétons-le encore une fois : nous devons déplorer l’entraînement de ces hommes, nous pouvons condamner leur acte ; nous n’avons pas le droit de condamner leurs consciences, parce qu’il nous est impossible de nous replacer dans leur état d’esprit.

L’arrêt fut exécuté quelques heures après avoir été rendu, dans cette avenue de l’Observatoire où le héros s’est redressé plus tard sous le ciseau de Rude. Je ne m’arrête pas sur une scène que les Souvenirs du comte de Rochechouart ont remise récemment dans toutes les mémoires. M. Welschinger la reproduit d’après le récit émouvant de l’émigré. On sait comment cet officier, chargé de présider à la douloureuse besogne, rend témoignage à l’attitude du maréchal. Elle n’avait pas eu à l’audience tout le relief que ses accusateurs pouvaient appréhender ; Ney se retrouva beau soldat devant les balles. Tandis que son cadavre subissait l’outrage de l’Anglais qui le franchissait à cheval, tandis qu’il arrachait à un autre étranger cette réflexion trop justifiée : « Les Français agissent comme s’il n’y avait ni histoire ni postérité, » — la maréchale arrosait de ses larmes l’antichambre du roi, où elle était venue solliciter une audience suprême. Elle avait eu le matin une courte entrevue avec son mari, elle lui avait amené ses quatre enfans ; un espoir obstiné dans la clémence royale la soutenait encore. À neuf heures et demie, le duc de Duras sortit du cabinet ; il s’inclina profondément, avec ces mots : « Madame, l’audience que vous réclamez serait maintenant sans objet. »

L’exécution de cette illustre victime n’échauffa pas d’abord