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Les courtisans de Gand étaient revenus avec cette soif de vengeance qui succède souvent aux humiliantes paniques. Les rigueurs de la seconde Restauration, contrastant avec la modération de la première, s’expliquent par des motifs peu honorables pour la nature humaine. Il semblerait que le premier feu des représailles eût dû éclater en 1814, alors que les victimes de la Révolution avaient à venger un long exil ou une dure oppression, des familles sacrifiées sur l’échafaud, des fortunes détruites, une série de malheurs inouïs. Mais ces malheurs, noblement supportés, n’avaient pas diminué ceux qui les subissaient ; ils revenaient la tête haute, avec de légitimes espérances pour l’avenir ; il y eut des imprudences de conduite, il n’y eut pas de représailles. En 1815, on avait à venger un ridicule, une fuite dégradante où chacun s’était abandonné, une désillusion qui faisait trop voir la fragilité des premières espérances. Les grandes souffrances avaient pardonné : l’amour-propre blessé fut implacable. En 1815, un vent de réaction soufflait de partout ; de la cour, des salons, des assemblées électives, du peuple même de certaines provinces, parce que partout on s’en voulait d’avoir cédé si vite à Napoléon. Il soufflait des camps alliés, où la fortune des armes avait donné aux Prussiens et aux Anglais le droit de parler aussi haut qu’Alexandre. Relativement débonnaires en 1814, arrogans et rapaces en 1815, les alliés réclamaient des exemples, eux aussi, d’accord avec les ultras. Et le malheur de la Restauration voulut que ces animosités n’eussent même pas pour ministres les royalistes fougueux chez qui la passion les eût fait excuser. Elles furent servies par un Talleyrand, un Fouché, par ceux-là mêmes qui avaient trempé dans les trahisons qu’ils allaient punir… Fouché dressait des listes de proscription, où il aurait dû figurer, d’une main qui avait pris l’habitude de ce travail en 1793[1]. « Duc d’Otrante, lui disait Talleyrand, votre liste me paraît contenir bien des innocens ! » Et Fouché répondait par un mot qui avait peut-être servi en 1793, qui servira toujours dans les fureurs politiques : « On veut des noms ! »

Il en inscrivit cinquante-sept au bas de l’ordonnance du 24 juillet ; trente-huit pour l’exil ou la mise en surveillance jusqu’à

  1. « On remarquera que ces listes donnaient les noms, sans qualifications, ni titre, ni grade, qu’elles étaient dignes enfin des listes de proscription du temps de la Terreur, signées Fouché ; seulement celles-ci étaient signées : Duc d’Otrante, et contresignées : Prince de Talleyrand, président du conseil. Le ministre de la guerre me raconta que Carnot, l’un des expulsés du duc d’Otrante, avec lequel il était membre du gouvernement provisoire quinze jours auparavant, indigné du procédé de son ancien collègue, lui écrivit : Où veux-tu que je me retire, traître ? — Fouché lui répondit au bas du même billet : Où tu voudras, imbécile. » — Mémoires du comte de Rochechouart, p. 405.