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dans la Saône les canons que Ney demandait pour combattre. Un an plus tôt, ce peuple, lassé de la longue boucherie, avait accueilli la Restauration avec un soupir de soulagement ; mais il s’était vite cabré sous la main maladroite de l’ancien maître ; il avait cru voir reparaître les fantômes qui lui inspiraient le plus d’horreur. Bignon a dit justement : « C’était l’esprit d’égalité qui conduisait sur la route de Napoléon ces milliers de campagnards… C’était l’esprit d’égalité qui lui livrait toute l’armée. » Ajoutons-y, pour l’armée, une inclination que le général Ameil définissait avec finesse sous une forme brutale, quand il disait à Louis XVIII : « Sire, nous autres militaires, nous sommes libertins de nature. Si vous êtes notre légitime, l’empereur est notre maîtresse. »

Nous pouvons mieux juger la violence et la soudaineté de la débâcle, depuis que les Mémoires de Macdonald nous l’ont montrée emportant la ville de Lyon, dans les journées des 9 et 10 mars. Qu’on relise les vingt pages où cet homme loyal, le plus ferme des maréchaux dans son serment, raconte la revue de Bellecour, le passage du pont de la Guillotière, la retraite précipitée de Monsieur, et sa propre fuite, au milieu de ses soldats qui voulaient le retenir par force. Ce récit triste et modéré donne la sensation de l’inéluctable ; il met à nu l’âme des populations et de l’armée, subitement ressaisie par un charme. L’image qu’il nous présente du pays, à cette heure d’affolement, devait se retrouver dans l’esprit du maréchal Ney, comme en un miroir fidèle. Capitaine expérimenté, il sentait que toute tentative de lutte serait insensée. Restait la seule solution légale, prudente, civile : fuir comme Macdonald, se replier sur Paris, guetter là les événemens en bon politique. Pouvait-on attendre ce parti de Michel Ney, tempérament d’action, cœur aux oscillations extrêmes, le premier à toutes les charges, le dernier à la retraite ?

Ce fut dans ces dispositions qu’il reçut, pendant la nuit du 13 au 14, les deux émissaires du grand-maréchal Bertrand. Ces envoyés lui apportaient des ordres de marche, dictés par Napoléon comme si le prince de la Moskowa n’eût jamais cessé de compter dans l’état-major impérial. Ils répétèrent la leçon qu’on leur avait faite : le départ de l’Ile d’Elbe concerté avec l’Autriche, la paix européenne assurée par cet accord, le rétablissement de l’empire appelé par le vœu unanime des populations ; ils insistèrent sur la lourde responsabilité de celui qui déchaînerait la guerre civile, en essayant de s’opposer à ce mouvement irrésistible. Enfin, ils remirent au maréchal la proclamation qu’il allait lire et faire afficher le 14. Du moins Ney a toujours affirmé que ce document lui venait de Bertrand. M. Welschinger exprime des doutes à cet égard ; il a trouvé dans les papiers du général Mermet un