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connaître la localisation d’une fonction psychologique chez les animaux, on emploie deux moyens principaux, la destruction d’une portion de cerveau et son excitation. La destruction, procédé radical, a pour défaut de (se faire au moyen d’une large blessure qui retentit, plus ou moins, sur le cerveau entier. C’est ce qu’ont montré les expériences récentes de Schäfer sur les lobes préfrontaux. On avait cru jusqu’ici que ces lobes, si développés chez l’homme, sont le siège de l’attention, parce que les animaux qu’on en prive deviennent apathiques. M. Schäfer suppose que cette apathie tient au tiraillement qu’on a exercé sur les autres parties du cerveau en enlevant les lobes préfrontaux ; si on se contente de couper les connexions de ces lobes, les animaux restent aussi intelligens et même, dit-il, aussi brillans qu’avant l’opération. Telles sont les erreurs qu’on peut commettre en enlevant l’organe. L’excitation, nous dit-on, ne présente pas des inconvéniens moindres, puisque rarement on la limite sur un seul point, et qu’en outre elle peut, en réveillant tel ordre de mouvemens avec intensité, paralyser des mouvemens différens qui ont le même siège ; d’où il faut conclure à la grande difficulté d’agir d’une manière rigoureuse sur un point limité du cerveau.

On pouvait espérer qu’on trouverait une limitation plus précise dans les cas où une personne a perdu depuis de longues années l’usage de quelques sens, ce qui doit entraîner l’atrophie des centres cérébraux où les sensations sont reçues. Cette idée a sans doute guidé M. Donaldson, qui a été assez heureux pour entrer en possession du cerveau de Laura Bridgmann ; cette malheureuse femme, célèbre dans la science, était sourde, muette et aveugle, ne conservant de relations avec le monde extérieur que par l’intermédiaire du toucher ; c’est au moyen de ce sens qu’on parvint à l’instruire ; elle est morte en 1889, âgée de soixante ans. En étudiant son cerveau, on a trouvé un amincissement de la couche grise corticale au niveau des points où plusieurs auteurs croient pouvoir placer les centres de la vue et de l’ouïe. Est-ce là une confirmation de l’hypothèse des localisations ? On l’a cru ; il paraît qu’on doit abandonner cette idée, car l’atrophie cérébrale produite par la lésion d’un nerf sensitif ne reste pas cantonnée sur le territoire de distribution de ce nerf ; elle s’élargit, elle fait tache d’huile.

Arrêtons-nous sur cette série de conclusions négatives, qui portent avec elles leur enseignement. Elles montrent les incertitudes, les tâtonnemens, les marches et contremarches de la science expérimentale et la lenteur de ses progrès ; leçon salutaire pour les esprits impatiens qui veulent, en improvisant des hypothèses, construire le monde tout entier.